Poulailler quatre étoiles

Un mètre carré par individu : non, ce n'est pas l'espace dont dispose un poulet de batterie, mais bien chaque détenu de la prison de Forest, dans la cellule où il doit vivre, manger, dormir et faire ses besoins, durant 23 heures sur 24. Avec une douche tous les trois jours, le linge changé toutes les quatre semaines et seulement 24 rencontres organisées par jour dans la salle des visites, pour plus de 700 personnes dans une prison prévue pour 400.

C'est ce qui ressort d'une alerte lancée par les bâtonniers bruxellois, la Ligue des droits de l'homme, la commission de surveillance de la prison, l'association syndicale des magistrats et l'Observatoire international des prisons (OIP), et largement reprise par la grande presse (1).

On me répondra que les poulets élevés en batterie sont présumés innocents, je réponds que c'est aussi le cas d'une partie des détenus, puisque certains sont là en détention préventive, susceptibles d'être acquittés. Et puis aussi qu'une condamnation à une peine de prison n'inclut pas, comme effet collatéral, d'être soumis à des traitements dégradants, comme le sont sans conteste les détenus de Forest.

Les médias font ainsi mine de découvrir une réalité dénoncée depuis longtemps par l'OIP : la prison, c'est l'enfermement mais aussi l'humiliation, la déshumanisation, tout sauf un pas vers une quelconque « réinsertion ». On est très loin du mythe complaisamment répandu de la "prison quatre étoiles", avec la télé et internet, des tournois de foot et des ateliers vidéo, où l'on entre trop rarement (la supposée impunité) et d'où l'on sort trop vite (voir les débats sur la libération conditionnelle). De temps en temps, une émeute ou une grève du personnel pénitenciaire viennent nous rappeler à la réalité : aussitôt dit, aussitôt oublié.

En décembre dernier, j'ai eu l'occasion d'assister à une conférence-débat organisée par le Point Info Laïcité de Bruxelles, qui avait invité Gérard De Coninck, grand pourfendeur de notre système carcéral, et Florence Dufaux de l'OIP. C'était juste après la tuerie de Liège et il était de bon ton de s'interroger sur les « ratés de la libération conditionnelle » ; je me demandais s'il ne fallait pas plutôt parler des « ratés de la prison ». A noter que Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, est lui aussi passé par la case prison, pour des délits relativement mineurs. Cela n'excuse en rien leurs gestes, mais peut confirmer ceci : certains jeunes hommes qui entrent en prison en « sauvageons », pour reprendre l'expression de Jean-Pierre Chevènement, en ressortent en sauvages.

Je reprends ici des extraits de mon compte-rendu (2).

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De Coninck n'est pas un petit rigolo gauchiste comme vous et moi : criminologue, maître de conférences à l'ULG, il a aussi été pendant cinq ans directeur de prison, histoire de plonger les mains dans le cambouis. Et ce cambouis est sale, très sale. Il en a tiré un livre (3).

Que dit-il ? D'abord, que 75% des détenus n'ont rien à faire en prison. En ce temps où la surpopulation carcérale est de plus en plus criante – et l'on sait que plus on construit de prisons, plus on les remplit – voilà qui est interpellant. Il y a les cas psychiatriques, qui doivent d'abord être soignés, tout comme les toxicomanes – et il serait temps que le débat sur la légalisation des drogues soit sérieusement posé. Il y a les sans papiers, victimes de l'absence d'une vraie politique migratoire. Il y a aussi tous les précaires, qu'on enferme avant de les jeter à la rue avec quelques euros et un ticket de bus – Gérard De Coninck raconte avoir ramassé un homme appuyé au mur de la prison, libre mais ne sachant où aller. D'autres, relâchés sans préparation après de longues années d'enfermement, sont incapables de se débrouiller dans un monde où tout leur fait peur, depuis l'obligation de prendre des décisions jusqu'à la circulation automobile...

Car ce sont ceux-là qui se retrouvent en prison, plutôt que les « criminels en col blanc » qui savent, eux, comment se défendre – à supposer qu'ils soient poursuivis – et peuvent, si nécessaire, présenter un « plan de réinsertion » crédible. Florence Dufaux cite le cas d'un condamné à une peine de prison pour « tentative de vol de chocolat ». Voilà un criminel dangereux !

Des criminels vraiment dangereux, il y en a aussi, bien sûr, et pour Gérard De Coninck la prison devrait être non pas la solution de facilité mais un dernier recours. Et une fois derrière les barreaux, le détenu ne perd pas sa qualité d'humain : la privation de liberté est à la fois la sanction et une mesure de protection de la société. Les humiliations, les contraintes inutiles, l'arbitraire voire les violences n'ont aucune justification. Si l'argument de la « dignité » n'est pas toujours entendu, celui d'une réinsertion nécessaire devrait faire réfléchir (4) : « Une fois jugé, le détenu a droit à une vie décente et au respect pour que l’exécution de sa peine puisse le préparer au retour en société. (...) La prison doit donner un autre exemple de vie en société et refuser que la fin (l’ordre) justifie les moyens violents».

Le constat est alarmant. La drogue est omniprésente, les « caïds » font régner leur loi et le personnel, insuffisamment formé, n'a de toute façon guère les moyens d'une approche plus humaine... Les bâtiments en ruine le disputent à de nouvelles constructions, plus sûres et plus « confortables » mais complètement déshumanisées. Le travail (à peine indemnisé) comme la formation sont trop rares, d'un accès difficile, l'oisiveté est la règle. L'infantilisation est généralisée, le détenu n'apprend pas à prendre des responsabilités, ni même à s'interroger sur ses propres actes.

Les visites intimes, hors surveillance ? « Faire en sorte qu’un détenu puisse entretenir des liens affectifs et sexuels, c’est autre chose que de “conduire sa femme au taureau” ! » - alors que dans des pays comme le Canada, des petites unités existent pour réapprendre une vraie vie de famille.

Bref, la réinsertion ? « S'amender ? Foutaises ! Le détenu est oisif, privé de liberté, plongé dans un univers impitoyable où règnent le bruit, la promiscuité, des conditions d’hygiène déplorables, la télé allumée 24 heures sur 24… Sans aide psychologique réelle et structurelle pour lui permettre de réfléchir en profondeur aux faits, à son avenir, à ses responsabilités... »

Après le massacre de Liège, on ne peut que reprendre ces termes, écrits bien avant ces derniers événements : « En Belgique, on est dans une politique avant tout réactive (par rapport aux évasions et incidents…) et très peu constructive ou prospective. Or, c’est tout le système pénitentiaire belge et, plus largement, tout notre système pénal qu’il faudrait repenser en profondeur. »

Quels politiques auront ce courage ?

 

  1.  Par exemple : http://www.lalibre.be/actu/belgique/article/728679/la-prison-de-forest-insupportable.html Et pour plus de détails : http://www.oipbelgique.be

  2. Le texte complet est ici : http://irenekaufer.zeblog.com/2011/12/16

  3. Etre directeur de prison, Regards croisés entre la Belgique et le Canada, Gérard De Coninck, Guy Lemire. Voir aussi http://www.editions-harmattan.fr/_uploads/complements/lesoir.pdf

  4. Les extraits qui suivent sont tirés de l'entretien au Soir

 

 

Mis à jour (Mercredi, 28 Mars 2012 17:59)