Dois-je partir ?

Tu es belge, tu es aussi juif. Jusqu'ici, tu te sentais parfaitement non pas intégré, mais simplement chez toi.

Et voilà que depuis quelque temps, tu commences à te sentir mal à l'aise. Des mots blessants, des plaisanteries douteuses, tu en entends de plus en plus souvent. Toi, fils d'un petit tailleur misérable, tu ferais partie d'un peuple de banquiers, de maîtres du monde. Ta différence ne se voit pas toujours ; mais quand tu dis ton nom, des sourcils se froncent ; on te renvoie à la tête les crimes d'Israël en Palestine, commis en ton nom, paraît-il, même si tu n'en as que faire.

Mais ce sont les tiens qui servent de cible dans la longue litanies des tueries : Toulouse, Bruxelles, Paris, Copenhague... sans compter les attaques contre des lieux de culte, des profanations de cimetières, des agressions verbales ou même physiques contre des garçons qui portent la kippa. Tu te moquais de ceux qui voyaient de l'antisémitisme derrière chaque critique d'Israël ; tu n'es plus aussi sûr de toi.

Tes certitudes vacillent. Toi qui mets rarement les pieds dans une synagogue, qui te contentes de jeûner le jour de Yom Kippour et qui trouves plutôt rigolo de fêter le Nouvel An deux fois chaque année, tu sortirais bien avec une kippa sur la tête, tiens, rien que pour voir ce que ça fait ; mais tu te rends compte que tu n'oserais pas. Et c'est insupportable. Alors parfois, tu te poses la questions : dois-je partir ?

Mais partir où ? Vers quelle Amérique de rêve, avec ses injustices et ses violences ? Vers quelle Australie dont tu ne sais rien ? Ou alors pour Israël, où au moins tu es attendu, souhaité, ne serait-ce que pour appuyer un effort de guerre dont tu ne veux pas, devenir l'un de ces colons que tu vomis et élever tes enfants dans l'un des endroits les plus dangereux et les plus militarisés de la terre, alors que justement tu aurais fui pour assurer leur avenir ?

Mais voilà que ministres, médias, intellectuels, se bousculent pour te retenir : non, ne nous quitte pas, ta place est ici. Sans toi, ce pays ne serait pas ce pays, que toi et les tiens avez contribué à bâtir. Tu fais partie de ses racines, tu partages ses valeurs...



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Tu es belge, tu es aussi musulmane. Jusqu'ici, tu te sentais parfaitement non pas intégrée, mais simplement chez toi.

Et voilà que depuis quelque temps, tu commences à te sentir mal à l'aise. Des mots blessants, des plaisanteries douteuses, tu en entends de plus en plus souvent. Toi qui as obtenu un master avec les félicitations du jury, tu ferais partie d'un peuple ignare, brutal, paresseux, qui enferme ses femmes. Ta différence ne se voit pas toujours ; mais quand tu dis ton nom, des sourcils se froncent ; on te renvoie à la tête les crimes de Daech, commis en ton nom, paraît-il, même si tu n'en as que faire.

Mais ce sont les tiens qui sont la cible d'une longue litanie des discriminations : contrôles policiers au faciès, refus d'emploi, .. sans compter les attaques contre des lieux de culte ou des agressions, verbales ou parfois même physiques, contre des femmes voilées. Tu te moquais de ceux qui voyaient de l'islamophobie dans chaque exhortation à te démarquer des bourreaux tuant au nom de cette religion qui est aussi la tienne ; tu n'es plus aussi sûre de toi.

Tes certitudes vacillent.  Toi qui mets rarement les pieds dans une mosquée, qui te contentes de respecter le Ramadan et qui adores la tradition de la fête du mouton, tu sortirais bien avec un voile sur la tête, tiens, rien que pour voir ce que ça fait ; mais tu te rends compte que tu n'oserais pas. Et c'est insupportable. Alors parfois, tu te poses la questions : dois-je partir ?

Mais partir où ? Vers une Arabie de rêve, avec ses injustices et ses violences ? Ou, penses-tu avec une ironie triste, là où vont tes frères et soeurs fuyant les guerres, tenter de rejoindre Lampedusa et se noyer en Méditerranée ? Ou alors là où tu es attendue, souhaitée, en Syrie, en Irak, en Lybie, pour soutenir cette guerre dont tu ne veux pas et élever tes enfants dans l'un des endroits les plus dangereux du monde, alors que justement tu aurais fui pour assurer leur avenir ?

Tu veux partir ? Tandis que ministres, médias, intellectuels, détournent la tête sans voir ta détresse, le peuple des forums te lance au visage : allez vas-y, casse-toi, sans toi ce pays sera à nouveau notre pays, avec ses racines, avec ses valeurs !

 

Voilà : vous êtes pareils, et pourtant c'est tellement différent... Une différence qui doit faire mal.

Mis à jour (Vendredi, 20 Février 2015 11:19)