Ecole Da Vinci : des médias sans retenue

Imaginons. Une dépêche tombe dans les rédactions : bagarre devant le lycée Jean-Gol à Uccle, un jeune homme tabassé pour avoir, dit-il, soutenu la reconnaissance immédiate de l'Etat palestinien. Choqué et blessé à la tête, il explique que le prof d'histoire a abordé la question du Moyen-Orient d'une façon qui a déplu à certains élèves, qui ont lancé une pétition pour exiger sa démission, manipulés, dit-on, par le professeur de religion juive. Le jeune homme est le seul de sa classe, avec un autre camarade, à avoir refusé de signer. Un des gros bras de la classe l'attendait à la sortie avec des copains et des battes de base-ball. Le résultat est spectaculaire.

Malaise dans les rédactions. Certains proposent de lancer immédiatement le titre : « Uccle : tabassé pour son soutien à la Palestine ». D'autres préfèrent : « Uccle : le prof de religion juive a-t-il manipulé ses élèves ? » C'est qu'il faut être le premier sur la balle (ou la batte), pouvoir annoncer en ligne une info « exclusive » et demain, attirer l'oeil chez les libraires avec un titre "trash", bien mieux que ceux qui vont bêtement titrer sur la dette grecque !


On a dérapé, mais quand même... 

Pure fiction ? En effet. D'abord parce que cette histoire n'a (heureusement) pas eu lieu. Mais aussi parce que je suis prête à parier que les journalistes, du moins ceux de la presse dite « de qualité » (je ne parle pas de ZutUnFaux) tourneraient sept fois leur souris dans leur ordi avant de balancer l'information sans autre vérification. Parce que les juifs « ne sont pas comme ça » (bien qu'une organisation comme la Ligue de Défense Juive soit classée dans certains pays comme organisation terroriste). Qu'on ne se fait pas tabasser pour avoir soutenu la Palestine. Que la violence est dans « l'autre camp ». Et donc, comme un tel fait ne rentre pas dans les grilles de lecture (ou plus basiquement, les croyances) des journalistes, ils prendraient le temps de vérifier, recouper les informations, et la précaution de mettre des conditionnels là où le doute subsiste et où les versions se contredisent, avant de balancer l'info. Bref, ils feraient leur boulot.

Or justement, cela n'a pas été le cas dans ce qui s'est passé à l'école Da Vinci la semaine dernière.


Là, la Libre n'a pas hésité à titrer : « Anderlecht: Tabassé pour avoir soutenu Charlie Hebdo... puis menacé par son école ». Quant au Soir, qui a aussi titré : « Un élève agressé pour s’être opposé à l’attentat contre Charlie Hebdo », il publie plus tard ce démenti : « Pas de lien entre Charlie Hebdo et l'agression d'Amadou, selon l'enquête »... qui devient le lendemain (pour le même article, lorsqu'on clique sur le titre) « Joëlle Milquet devrait demander un complément d'enquête sur un professeur ». Autrement dit : OK, on a merdé, mais il y a quand même anguille sous roche.

Et je ne vous parle pas des télés, où la première info faisait la "une" alors que les doutes qui ont très vite suivi étaient traités en "brèves"...


Dans l'air du temps

En ce qui me concerne, je ne sais pas ce qui s'est passé. Je ne sais pas pourquoi le jeune homme a été tabassé, je ne sais pas si le professeur de religion islamique, pointé du doigt, a ou non joué un rôle dans cette « pétition » demandant la démission de l'autre prof (pétition qui n'a en tout cas pas eu le succès d'abord annoncé : elle a été signée par 5 élèves, pas par 18...). J'ignore tout des rapports de forces internes à cette école, des éventuelles intimidations, de ce qui a poussé le jeune homme à livrer cette version si jamais elle se révèle déformée, ou fausse. L'enquête nous éclairera peut-être.

Ce que je sais, c'est que les médias se sont engouffrés dans cette histoire sans vérifications, sans même utiliser le conditionnel, et qu'ils l'ont fait d'une part, certainement, parce que les conditions de travail des journalistes se sont fortement dégradées ces dernières années ; mais aussi parce que cette histoire-là rentrait si bien dans l'air du temps, collait si bien avec d'autres « incidents » rapportés ici ou là (dont certains on l'a su après, ont été inventés) que beaucoup ne se sont pas trop embarrassés de précautions pourtant élémentaires.

Alors voilà : je comprends très bien que mes ami/e/s musulman/es en soient meurtri/e/s et pensent, même sans le dire : il y a deux poids deux mesures, on n'aurait pas réagi ainsi pour des juifs. Ce n'est pas que les juifs soient « maîtres du monde » ni que « tout leur soit permis » ni que l'antisémitisme soit mort, y compris dans les sphères les plus officielles ; cela veut seulement dire qu'il y a des choses qui peuvent se dire sans retenue, et d'autres pas – alors que cette prudence devrait s'appliquer à tous.

Je me souviens d'une anecdote : des amis de mes parents avaient engagé dans leur entreprise un jeune garçon qui avait déjà eu affaire à la justice. Un jour, ils ont constaté qu'il volait. Comme ils étaient ouverts, progressistes, plutôt que de porter plainte, ils ont convoqué ses parents, leur expliquant que le pire n'était pas le vol mais le fait que, surpris en flagrant délit, le garçon les ait traités de « sale juifs ». Le père s'est tourné vers son fils, lui a flanqué une gifle retentissante en lui disant : « Petit imbécile, ces choses-là on les pense, on ne les dit pas ! »

Voilà, je fais partie de cette catégorie sur laquelle, chez les gens comme il faut, « ça ne se dit pas » (ou pas trop fort, ou pas encore), mais je comprends ou mieux, je ressens la meutrissure de ceux sur qui cela se dit de plus en plus, avec de moins en moins de retenue, y compris parmi les personnes les mieux élevées. Je le comprends et ça me fait mal.


P.S. : Alors que je viens de terminer ce texte, j'apprends qu'un enseignant a lancé à une élève qui l'exaspérait : "On devrait tous les mettre dans les wagons !" Le but de cet article n'est évidemment pas de rendre "acceptable" une parole sans retenue qui s'adresse aux juifs, ni à quiconque d'ailleurs.


Mis à jour (Vendredi, 06 Février 2015 13:14)