Quand la faim justifie l'indifférence

« Ahurissant ». Voilà le terme employé par Maggie De Block, secrétaire d'Etat à l'Asile et à l'Immigration, pour qualifier la grève de la faim de 23 sans papiers dans les locaux de l'Université flamande de Bruxelles (VUB).

Qu'est-ce qui lui semble donc tellement ahurissant ? Que des personnes présentes en Belgique depuis des années, qui en ont assez de la clandestinité, qui veulent avoir le droit de vivre et de travailler ici, en soient réduites à ce moyen extrême de se faire entendre... ? Qu'un pays riche bien qu'européano-austère, qui n'hésite pas à utiliser la force de travail de clandestins, y compris au sein même de ses services publics – pour nettoyer les gares, par exemple – préfère tolérer l'exploitation en stoemmeling (1) plutôt que d'accorder un statut et un minimum de dignité à des personnes qui tentent d'échapper à la misère ? Alors que dans le même temps la Belgique  n'hésite pas à provoquer une fuite des cerveaux des pays du Sud en tentant d'attirer les plus qualifiés pour doper sa propre compétitivité...

Non, ce qui « ahurit » la secrétaire d'Etat, c'est le « chantage » de ces hommes qui tenteraient de détourner les lois belges à leur avantage. Mais, dit-elle, ce n'est pas ainsi que ça marche chez nous : les lois sont les mêmes pour tout le monde. Ah ben oui, c'est justement ça qu'ils demandent : que les lois, les droits et les devoirs soient les mêmes pour tout le monde : Européens et non Européens, pâles et basanés, avec ou sans papiers - voilà qui pourrait être un véritable objet de fierté.

Le chantage, Mme De Block n'y cédera pas. Une main de fer dans un gant d'acier. Pas pour rien si elle se prénomme Maggie, en hommage peut-être à une autre Maggie, celle qui a laissé mourir sans ciller des prisonniers politiques irlandais.

Parce que le chantage, faut savoir dire non, passer en haussant les épaules, s'il le faut jusqu'à la mort (des autres). Prenez les Chinois : est-ce qu'ils s'émeuvent de quelques moines tibétains qui s'immolent par le feu ? Et les Soviétiques, est-ce qu'ils ont fait rentrer leurs chars au garage sous prétexte qu'un certain Jan Palach a tenté de les faire chanter en se transformant en torche vivante sur une place publique de Prague ? A contrario, voyez les Marocains : parce qu'une jeune fille a préféré se suicider plutôt que d'épouser son violeur, voilà que le gouvernement songe à modifier le code pénal qui fait d'un tel mariage une alternative à la prison pour l'auteur (1) ! Voyez les Tunisiens : un vendeur ambulant décide de partir en fumée et hop ! voilà tout une population en émoi. Et pour quel résultat ? Maggie céderait et demain, on aurait un parti islamiste au pouvoir ou pire encore, on tomberait de A+ à B-. CQFD.

Si vous n'avez pas compris ces enjeux, la VRT vous offre une session de rattrapage (2) avec un professeur de philosohie morale, le très médiatique Etienne Vermeersch. Dans le genre ahurissant, c'est vraiment le sommet.

Bon, la philo morale, je pensais que ça volait au-dessus de nos évidences, dans les hautes sphères de la pensée, prenant en compte tout le tragique et la complexité de la vie... Je m'attendais même à ne pas tout comprendre, à voir l'une ou l'autre subtilité m'échapper... Ben non. La philo morale version Vermeersch, c'est tout simple : la-loi-c'est-la-loi (même si du point de vue moral, cette loi pue), y a qu'à nourrir ces gens de force et s'ils refusent, il faut leur faire signer un papier nous dégageant de toute responsabilité quant aux conséquences ; d'ailleurs, sont-ils vraiment en grève de la faim ? N'est-ce pas de la « comédie » (si, il emploie le mot), certains étant nourris en douce ? Faut pas croire que M. Vermeersch l'a vu de ses propres yeux – il est philosophe, pas journaliste – il l'a lu dans la gazette. Et pour finir, un couplet sur l'argent-qui-manque-pour-nos-malheureux-à-nous, les longues listes de handicapés ne trouvant pas de prise en charge et de pauvres attendant en vain un logement social. Vous ne voyez pas le rapport ? Normal, c'est de la philosophie morale.

Mais si, bien sûr, vous voyez le rapport : il s'agit de titiller un communautarisme de bas étage (celui des « nôtres »), de dresser des pauvres contre de plus pauvres qu'eux, sans jamais remettre en cause injustices et inégalités.

Face à Vermeersch, le recteur de la VUB tentait de garder un minimum de dignité et d'humanité, ces trucs ringards qui nous séparent de la barbarie : on ne peut pas jeter dehors des gens poussés à un tel point de désespoir – l'un d'eux s'est même cousu les lèvres. Car, n'en déplaise à Mme De Block et M. Vermeersch, ce serait l'honneur d'une démocratie de ne pas laisser cet appel sans réponse.

Mais au fait, Mme De Block a une réponse pour tous ces gens qui viennent frapper à nos portes (de plus en plus blindées). Les « faux réfugiés » n'ont qu'à rentrer crever chez eux ; quant aux vrais réfugiés, un projet européen prévoit de les réinstaller dans un pays plus proche du leur. Les pays riches n'ont pas les moyens de les accueillir, ils donneront donc des miettes à des pays pauvres pour le faire à leur place (3).

Voilà une idée qui n'a que des avantages : c'est bon pour nous, et c'est bon pour la planète, car se réfugier chez le voisin, voilà qui limite les déplacements, surtout si l'on compte l'avion de retour en cas d'expulsion ! Les bonnes âmes vont s'en émouvoir, mais après tout, n'est-ce pas ce que font nos propres réfugiés fiscaux ? Les Français viennent s'installer en Belgique et les Belges au Luxembourg, par exemple. Ne me dites pas que ce qui est possible à Bruxelles ne l'est pas à Kaboul ou à Kinshasa !

 

  1. Equivalent bruxellois de "en douce"

  2. http://www.rfi.fr/afrique/20120317-maroc-le-suicide-une-adolescente-mariee-son-violeur-provoque-emotion-protestation

  3. Emission TerZake du 29 mars, peut être revue ici : http://video.canvas.be/terzake-donderdag-29-maart

  4. Ce qui est déjà largement le cas : « Les Etats en voie de développement, en premier lieu les plus démunis, accueillent 80 % des exilés », écrivait le Monde Diplomatique (mars 2008).

Mis à jour (Samedi, 31 Mars 2012 09:37)

 

Poulailler quatre étoiles

Un mètre carré par individu : non, ce n'est pas l'espace dont dispose un poulet de batterie, mais bien chaque détenu de la prison de Forest, dans la cellule où il doit vivre, manger, dormir et faire ses besoins, durant 23 heures sur 24. Avec une douche tous les trois jours, le linge changé toutes les quatre semaines et seulement 24 rencontres organisées par jour dans la salle des visites, pour plus de 700 personnes dans une prison prévue pour 400.

C'est ce qui ressort d'une alerte lancée par les bâtonniers bruxellois, la Ligue des droits de l'homme, la commission de surveillance de la prison, l'association syndicale des magistrats et l'Observatoire international des prisons (OIP), et largement reprise par la grande presse (1).

On me répondra que les poulets élevés en batterie sont présumés innocents, je réponds que c'est aussi le cas d'une partie des détenus, puisque certains sont là en détention préventive, susceptibles d'être acquittés. Et puis aussi qu'une condamnation à une peine de prison n'inclut pas, comme effet collatéral, d'être soumis à des traitements dégradants, comme le sont sans conteste les détenus de Forest.

Les médias font ainsi mine de découvrir une réalité dénoncée depuis longtemps par l'OIP : la prison, c'est l'enfermement mais aussi l'humiliation, la déshumanisation, tout sauf un pas vers une quelconque « réinsertion ». On est très loin du mythe complaisamment répandu de la "prison quatre étoiles", avec la télé et internet, des tournois de foot et des ateliers vidéo, où l'on entre trop rarement (la supposée impunité) et d'où l'on sort trop vite (voir les débats sur la libération conditionnelle). De temps en temps, une émeute ou une grève du personnel pénitenciaire viennent nous rappeler à la réalité : aussitôt dit, aussitôt oublié.

En décembre dernier, j'ai eu l'occasion d'assister à une conférence-débat organisée par le Point Info Laïcité de Bruxelles, qui avait invité Gérard De Coninck, grand pourfendeur de notre système carcéral, et Florence Dufaux de l'OIP. C'était juste après la tuerie de Liège et il était de bon ton de s'interroger sur les « ratés de la libération conditionnelle » ; je me demandais s'il ne fallait pas plutôt parler des « ratés de la prison ». A noter que Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, est lui aussi passé par la case prison, pour des délits relativement mineurs. Cela n'excuse en rien leurs gestes, mais peut confirmer ceci : certains jeunes hommes qui entrent en prison en « sauvageons », pour reprendre l'expression de Jean-Pierre Chevènement, en ressortent en sauvages.

Je reprends ici des extraits de mon compte-rendu (2).

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De Coninck n'est pas un petit rigolo gauchiste comme vous et moi : criminologue, maître de conférences à l'ULG, il a aussi été pendant cinq ans directeur de prison, histoire de plonger les mains dans le cambouis. Et ce cambouis est sale, très sale. Il en a tiré un livre (3).

Que dit-il ? D'abord, que 75% des détenus n'ont rien à faire en prison. En ce temps où la surpopulation carcérale est de plus en plus criante – et l'on sait que plus on construit de prisons, plus on les remplit – voilà qui est interpellant. Il y a les cas psychiatriques, qui doivent d'abord être soignés, tout comme les toxicomanes – et il serait temps que le débat sur la légalisation des drogues soit sérieusement posé. Il y a les sans papiers, victimes de l'absence d'une vraie politique migratoire. Il y a aussi tous les précaires, qu'on enferme avant de les jeter à la rue avec quelques euros et un ticket de bus – Gérard De Coninck raconte avoir ramassé un homme appuyé au mur de la prison, libre mais ne sachant où aller. D'autres, relâchés sans préparation après de longues années d'enfermement, sont incapables de se débrouiller dans un monde où tout leur fait peur, depuis l'obligation de prendre des décisions jusqu'à la circulation automobile...

Car ce sont ceux-là qui se retrouvent en prison, plutôt que les « criminels en col blanc » qui savent, eux, comment se défendre – à supposer qu'ils soient poursuivis – et peuvent, si nécessaire, présenter un « plan de réinsertion » crédible. Florence Dufaux cite le cas d'un condamné à une peine de prison pour « tentative de vol de chocolat ». Voilà un criminel dangereux !

Des criminels vraiment dangereux, il y en a aussi, bien sûr, et pour Gérard De Coninck la prison devrait être non pas la solution de facilité mais un dernier recours. Et une fois derrière les barreaux, le détenu ne perd pas sa qualité d'humain : la privation de liberté est à la fois la sanction et une mesure de protection de la société. Les humiliations, les contraintes inutiles, l'arbitraire voire les violences n'ont aucune justification. Si l'argument de la « dignité » n'est pas toujours entendu, celui d'une réinsertion nécessaire devrait faire réfléchir (4) : « Une fois jugé, le détenu a droit à une vie décente et au respect pour que l’exécution de sa peine puisse le préparer au retour en société. (...) La prison doit donner un autre exemple de vie en société et refuser que la fin (l’ordre) justifie les moyens violents».

Le constat est alarmant. La drogue est omniprésente, les « caïds » font régner leur loi et le personnel, insuffisamment formé, n'a de toute façon guère les moyens d'une approche plus humaine... Les bâtiments en ruine le disputent à de nouvelles constructions, plus sûres et plus « confortables » mais complètement déshumanisées. Le travail (à peine indemnisé) comme la formation sont trop rares, d'un accès difficile, l'oisiveté est la règle. L'infantilisation est généralisée, le détenu n'apprend pas à prendre des responsabilités, ni même à s'interroger sur ses propres actes.

Les visites intimes, hors surveillance ? « Faire en sorte qu’un détenu puisse entretenir des liens affectifs et sexuels, c’est autre chose que de “conduire sa femme au taureau” ! » - alors que dans des pays comme le Canada, des petites unités existent pour réapprendre une vraie vie de famille.

Bref, la réinsertion ? « S'amender ? Foutaises ! Le détenu est oisif, privé de liberté, plongé dans un univers impitoyable où règnent le bruit, la promiscuité, des conditions d’hygiène déplorables, la télé allumée 24 heures sur 24… Sans aide psychologique réelle et structurelle pour lui permettre de réfléchir en profondeur aux faits, à son avenir, à ses responsabilités... »

Après le massacre de Liège, on ne peut que reprendre ces termes, écrits bien avant ces derniers événements : « En Belgique, on est dans une politique avant tout réactive (par rapport aux évasions et incidents…) et très peu constructive ou prospective. Or, c’est tout le système pénitentiaire belge et, plus largement, tout notre système pénal qu’il faudrait repenser en profondeur. »

Quels politiques auront ce courage ?

 

  1.  Par exemple : http://www.lalibre.be/actu/belgique/article/728679/la-prison-de-forest-insupportable.html Et pour plus de détails : http://www.oipbelgique.be

  2. Le texte complet est ici : http://irenekaufer.zeblog.com/2011/12/16

  3. Etre directeur de prison, Regards croisés entre la Belgique et le Canada, Gérard De Coninck, Guy Lemire. Voir aussi http://www.editions-harmattan.fr/_uploads/complements/lesoir.pdf

  4. Les extraits qui suivent sont tirés de l'entretien au Soir

 

 

Mis à jour (Mercredi, 28 Mars 2012 17:59)

 

"Mais un jour la terre s'ouvre..."

Chaque année c'est pareil.

A l'approche du 8 mars, les médias font mine de découvrir ce que les féministes ne cessent de crier dans le désert : les inégalités salariales, la précarité majoritairement féminine, le plafond de verre et le plancher collant, les violences impunies, les menaces contre le droit de choisir sa vie, sa sexualité, le partage déséquilibré des responsabilités familiales et des tâches ménagères... Ah bon, ça existe encore ? Qui l'eût cru !

Le reste de l'année, le message officiel est tout autre : dans nos pays occidentaux, l'égalité entre hommes et femmes est une valeur-phare, tellement essentielle qu'il nous faut bouter illico hors de nos frontières ces barbares qui ne la respectent pas en voilant leurs femmes sans même les étourdir avant (à moins que ce ne soient les moutons). Et tant que nous y sommes, boutons aussi leurs femmes : ici t'es égale ou t'es dehors, c'est bien compris... ?

Donc, le 8 mars, voilà le scoop : même chez nous, les femmes ne sont pas tout à fait les égales des hommes. Faudrait faire quelque chose, non ? En tout cas, mettons la question à l'ordre du jour, au moins jusqu'au 8 mars à minuit.

Quoique, bien sûr, nous aurons aussi ces grincheux qui, sans oser dénoncer le principe bien abstrait d'égalité, vont nous seriner leurs habituelles rengaines : est-ce que ce n'est pas un peu dépassé, cette journée des femmes ? Quoi, des quotas pour les femmes, mais quelle horreur, est-ce qu'il ne vaut pas mieux choisir simplement le plus compétent pour chaque poste, d'ailleurs regardez Mme Trucmuche, vous trouvez qu'elle fait du bon boulot... ? (il n'y aurait donc pas d'hommes incompétents aux postes de responsabilité... ?) Et puis quoi encore, vous allez nous priver de ces traditions charmantes, comme siffler les filles dans la rue, leur donner du « mademoiselle », payer la note au restaurant, leur tenir la porte - autant d'hommages qu'on n'aurait plus le droit de leur rendre ? En d'autres mots : vous voulez que les femmes soient comme des mecs, c'est ça ?

... Ben oui, c'est un peu ça :

on veut qu'elles soient décemment payées ;

qu'elles aient le droit de sortir à toute heure et en tout lieu sans qu'on les considère comme des corps à disposition ni qu'on leur reproche leur imprudence, voire leur « provocation » ;

on veut qu'elles puissent lire le journal en rentrant du boulot en ligne droite, sans avoir dû aller chercher les gosses, faire les courses et s'occuper du repas, au moins un jour sur deux ;

on veut qu'elles puissent avoir des amants et des amantes sans se faire traiter de putes, et d'ailleurs que les putes ne soient pas non plus traitées de putes avec ce pincement des lèvres des gens convenables, et que ceux qui ont besoin de déverser leur mépris aillent plutôt lorgner du côté des clients (1) ;

et puis tant qu'on y est on veut aussi dynamiter ces catégories d' « homme » et de « femme » qui nous coulent dans des rôles préétablis et hiérarchisés, et pusiqu'on en est à dynamiter, garder des munitions pour les bases de ce monde inégalitaire - inégalités de genre, de classe, d'origine...

Alors mesdames, mes amies, mes camarades de lutte – pas mes « soeurs », terme qui m'évoque soit la religion, soit la famille, deux institutions dans lesquelles je ne me reconnais pas - souvenons-nous que nous sommes belles et rebelles, fortes et résistantes, parfois victimes mais bien décidées à ne pas le rester.

En ce jour de lutte des femmes - et non de « fête »  ni de « LA femme » - permettez-moi de nous offrir cet extrait d'une chanson que je considère comme le plus bel hommage aux femmes, cette « Sorcière comme les autres » de Anne Sylvestre :

« J'étais celle qui attend / mais je peux marcher devant / J'étais la bûche et le feu / L'incendie aussi je peux / J'étais la déesse mère / mais je n'étais que poussière / J'étais le sol sous vos pas / et je ne le savais pas / Mais un jour la terre s'ouvre / Et le volcan n'en peut plus / Le sol se rompant découvre / des richesses inconnues / la mer à son tour divague / de violence inenemployée / Me voilà comme une vague... / Vous ne serez pas noyés »

 

(1) Je précise cependant que je ne me retrouve pas dans la position « abolitionniste » et que je ne soutiens pas l'idée d'une pénalisation des clients – mais ceci est un autre débat.

 

Mis à jour (Mercredi, 07 Mars 2012 15:42)

 

Deuil pour deuil

Peut-être que, moi aussi, je devrais me taire. Mais aujourd'hui, je l'avoue : je n'en peux plus.

Mercredi matin, mon radio-réveil me tire du sommeil par la voix grave du présentateur, annonçant une « édition spéciale » (juste après la page de publicité, quand même, il y a encore plus sacré que le sacré). L'avant-veille, un attentat contre une mosquée bruxelloise a coûté la vie à un imam, une sorte de « dégât collatéral » des massacres en Syrie. La Syrie, justement, s'est soulevée il y a tout juste un an. Une édition spéciale donc, pour nous expliquer les enjeux...

Mais non : l'édition spéciale se rapporte à un accident de car en Suisse, qui a coûté la vie à 28 personnes, dont 22 enfants en majorité belges. C'est un drame qui provoque un choc bien compréhensible dans la population belge. Est-il néanmoins possible de prendre des distances vis-à-vis du matraquage médiatique subi depuis trois jours, ou même de s'indigner d'une certaine dérive émotionnelle, ou bien... suis-je un monstre ?

La question se pose quand je lis les réactions scandalisées suscitées par celles et ceux qui ont, dès les premiers instants, pris leurs distances par rapport au traitement des médias et en particulier de la RTBF, parce que c'est un service public qui a donc des obligations envers nous, contributeurs et auditeurs, dans toute notre diversité.

Parce que j'ai osé m'insurger contre l'info matinale sur ma radio préférée (eh oui !), un facebookien estime que mon « commentaire est totalement déplacé, scandaleux même. Je demande avec grande insistance aux responsables de RTB89 de vous en virer définitivement et sans délai » (1). D'autres auditeurs/trices qui ont exprimé dans leurs propres termes leurs réserves, voire leur indignation, ont eu droit au même type d'anathèmes.

Suis-je, sommes-nous des monstres... ? Manquerions-nous d'empathie, serions-nous des intellos froids et « childfree », incapables d'imaginer ce que peut signifier la perte d'un enfant... ?

Si j'avais perdu un proche...

C'est vrai, je n'ai pas d'enfants et je ne peux pas, je ne veux pas me mettre à la place des parents touchés. Mais je peux essayer de répondre à l'argument suprême : vous ne parleriez pas comme ça si vous aviez perdu l'un/e de vos proches (2) !

Eh bien, si c'était arrivé à l'un/e de mes proches, je sais ce que je voudrais, et ce que je ne voudrais surtout pas.

Je voudrais d'abord être entourée par des ami/e/s, capables de me prendre simplement dans leurs bras, de m'écouter même si je radote jusqu'à l'aube en vidant ma bouteille de vodka. Je voudrais qu'on respecte mon angoisse et mon chagrin. Je ne voudrais pas de caméras se bousculant autour de moi, de micros brandis sous mon nez, je ne voudrais pas qu'on me demande ce que je ressens (« devine, abruti ! ») ni que mes larmes passent à la télé (2). Je ne voudrais pas qu'on m'exhibe quand je n'ai rien à montrer ni qu'on m'interroge quand je n'ai rien à dire. Et si des inconnus voulaient m'exprimer leur sympathie par un petit mot, je n'aurais pas envie qu'il soit lu par-dessus mon épaule par la terre entière.

Je voudrais qu'on m'aide dans mes démarches et mes déplacements. Je voudrais qu'on me donne un maximum d'informations sur l'état des victimes, sur le déroulement et les causes de l'accident, dès qu'on les connaîtra. Je voudrais savoir non pas « la vérité » - toujours plus ou moins fuyante, toujours passible d'être remise en cause – mais les résultats de l'enquête. Je ne voudrais pas entendre le vacarme des hypothèses changeantes, un jour la distraction du chauffeur, un autre jour un éventuel malaise, un troisième la configuration des lieux. Je voudrais que les autres m'aident à accepter qu'il n'y a pas forcément de « coupable », même si le fait d'en désigner un pourrait m'apporter un soulagement.

Une minute de silence, trois jours de vacarme

Bien sûr, je conçois que d'autres réagissent différemment de moi, mais c'est à eux de dire ce qu'ils souhaitent. Pas aux médias d'imposer leur « solidarité » obligatoire et bruyante. Est-ce qu'on pense que ça peut réellement aider quelqu'un de répéter à l'infini qu' « il n'y a pas de mots » (mais on en a rarement gaspillé autant !) ? Est-ce que ça fait du bien d'entendre que les secouristes n'ont jamais vu un spectacle aussi atroce (pour l'instant on nous épargne les détails, mais pas sûr que ça va durer) ? Est-ce que ça apporte la moins possibilité de compréhension, ou de consolation, que de poser à des plus ou moins proches ou à des plus ou moins témoins des questions sur leur « état d'esprit », leur éventuelle tristesse ?

Et c'est quoi cette manière de brandir les « unes » des autres pays, comme si on se vantait d'un exploit ? A quand les mesures d'audimat à l'annonce du nombre de morts ? The Death plus fort que The Voice... ?

Et qu'en est-il des autres victimes, les adultes (y compris les chauffeurs) qui avaient aussi une famille, des amis et qu'on passe par pertes et profits, les autres enfants, ceux qui s'en sont tirés – et on connaît le risque de culpabilité ressentie par des survivants ? Qu'en est-il de celles et ceux qui ont perdu des proches, y compris des enfants, dans d'autres catastrophes, qui n'ont pas eu droit à un deuil national et pire, qui se sont sentis abandonnés au fil du temps ?

Qu'en est-il de cette « sensibilité au sort des enfants », y compris parmi les grands de ce monde, quand on laisse mourir dans l'indifférence les enfants syriens, palestiniens, africains, quand on accepte que les gosses grecs s'évanouissent de faim en classe – pas à cause d'une catastrophe mais de mesures d'austérité ! - quand on laisse, chez nous, des mineurs arrivés clandestinement dormir dans la rue et manquer de nourriture !

Je ne voudrais pas que ceci apparaisse comme un quelconque mépris à l'égard de tous ces petits gestes de personnes qu'on appelle des « anonymes » (bien qu'elles aient évidemment un nom) et qui veulent exprimer leur chagrin, leur solidarité avec un mot, un bouquet de fleurs, un jouet. Je ne jette pas non plus la pierre à l'ensemble des journalistes, je sais combien d'entre eux ont pris des risques ou perdu la vie pour que les horreurs du monde ne se jouent pas en vase clos. Mais aujourd'hui, le vacarme médiatique m'est devenu insupportable.

Ce jeudi, en Belgique, c'est « jour de deuil national » : pour une minute de silence, que de bavardages vains !

PS 1 :  Les dérives médiatiques ne sont pas seulement relevées par quelques râleur/se/s de mon espèce mais aussi par le SFP Intérieur qui a trouvé utile de mettre à la disposition des victimes et de leurs proches un site avec des conseils simples, des exemples concrets de la façon dont on peut faire face aux médias, dans un moment de stress intense : .www.victimesetmedias.be

 PS 2 : Je recommande chaleureusement la lecture des « Beaux lendemains » de Russell Banks (chez Babel), ou comment la littérature peut rendre compte des conséquences d'un accident de car scolaire, avec le poids des chagrins, des culpabilités et des ambiguïtés des sentiments

 

(1) Ce que les responsables n'ont pas fait, inutile de constituer un comité de soutien !

(2) Je voudrais reproduire ici (avec son autorisation) ce commentaire sur mon mur Facebook : « Pour l'avoir vécue, comme d'autres parents devenus amis depuis, la mort violente d'un enfant est pour moi l'épreuve absolue. Et l'on est alors content du soutien sobre des médias - notamment lors des passages en justice - quand on se bat pour une prise de conscience collective, pour que cela n'arrive pas à d'autres enfants. Pour que cette mort révoltante ne soit pas inutile.Je parle de chauffards récidivistes, d'alcool et de sécurité routière. Le pathos ici me choque et, même sincère, me semble relever aussi d'une certaine instrumentalisation politique. Mais je plains de tout mon coeur les familles, y compris celles des chauffeurs... »

(3) On n'en est pas arrivé là (pas encore ?), mais c'est davantage dû à la vigilance des services suisses qu'à une quelconque "retenue" des médias 

Mis à jour (Vendredi, 16 Mars 2012 11:14)

 

Objection de conscience

Quelquefois, la sagesse commande de ne pas participer à un débat ; on s'offre le cadeau de prendre de la distance, de ne pas donner son avis ou même, luxe suprême, de ne pas en avoir. Pas assez clair en tout cas pour qu'il vaille la peine de l'ajouter aux dizaines et aux centaines d'autres opinions sur le sujet du jour, de celles qui tranchent entre le juste et l'inacceptable, les bons et les méchants, les alliés et les ennemis.

Telle est l'attitude que j'aurais aimé avoir suite aux événements du 7 février à l'ULB, où un groupe de chahuteurs a mis prématurément fin à la conférence de Caroline Fourest venue présenter son dernier livre consacré à Marine Le Pen. Hélas, mes sages résolutions se sont révélées difficiles à tenir : les diabolisations réciproques sont telles que le seul fait de refuser de se situer dans l'un des deux camps exige à lui seul une explication. Je l'ai écrit et je le répète, j'estime l'action des saboteurs imbécile et (dramatiquement) contre-productive. En attestent les pseudo débats qui ont suivi, dénonçant une fois de plus un « islamisme radical » bien commode, alors même que les chahuteurs n'étaient ni « islamistes » ni même, pour certains, simplement musulmans. Et Caroline Fourest a reçu là une publicité dont elle n'aurait pas pu rêver, pour ses positions en général et son livre en particulier.

Mis à jour (Samedi, 03 Mars 2012 15:30)

 
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