Abolir la prostitution, vraiment ?

En tant que militante féministe de longue date, j'avoue mon malaise face au triomphalisme de beaucoup de mes amies après le vote de la loi « abolitionniste » de la prostitution en France ce mercredi 6 avril.

Je mets bien « abolitionniste » entre guillemets, parce que je ne crois pas un instant qu'on va abolir quoi que ce soit, et sûrement ni la clandestinité, ni la précarité, ni les violences vécu/e/s par tant de prostituées (1). On me brandira sûrement l'exemple (idéal) suédois opposé aux exemples (calamiteux) hollandais ou allemand, mais pour avoir beaucoup lu et écouté, au moment où mon association Garance débattait, durant un an, avec l'objectif de prendre une position collective commune, j'ai pu constater que les « bilans » dépendent surtout des convictions de la personne qui les tire. Pour information, Garance a finalement décidé, après ces riches débats, de... ne pas prendre de position autre que de soutenir tout projet de prévention des violences. Et même si cela peut paraître « facile », je partage entièrement cette « non position ». J'ai déjà eu l'occasion de l'expliciter, notamment dans cet article de mon blog : « Peut-on débattre de la prostitution ? »


Couper une voie de survie

Lorsque l'an dernier; Amnesty a voté une résolution très controversée, je me suis de nouveau retrouvée entre deux chaises : autant la décriminalisation de la prostitution me paraît une nécessité, autant celle du proxénétisme me pose problème. Il y a bien sûr ces cas où l'accusation de « proxénétisme » interdit aux prostituées toute solidarité (par exemple de prendre un appartement ensemble, l'une risquant alors d'être considérée comme la proxénète de l'autre), mais il y a aussi les vrais « businessmen » (et businesswomen) assez vomitifs. Il suffit que je pense à des individus comme Dodo la Saumure pour avoir la tentation de rejoindre le camp aboltionniste. Tout comme il me suffit de me souvenir de ce texte infâme des « 343 salauds » (qui n'étaient même pas 20 d'ailleurs...), ce « Touche pas à ma pute » (2), pour me sentir aussitôt prête à voter la pénalisation des clients...

La pénalisation du client, c'est justement l'un des points qui figure dans la nouvelle loi française, à côté de la suppression du délit de « racolage passif » (on ne peut qu'applaudir) et un accompagnement social et financier pour les personnes voulant sortir de la prostitution (on peut être perplexe).

Parlons-en, de cet « accompagnement ». Comme le fait remarquer, non sans ironie, un communiqué commun à une série d'organisations soutenant les prostituées, « si on estime à 30 000 le nombre de travailleuses du sexe en France, et comme ne cessent de le proclamer les abolitionnistes, toutes ces personnes sont 'victimes de prostitution', le budget alloué à la sortie de la prostitution serait alors de 160€ par personne et par an ». Pas de quoi pavoiser, quand on sait par ailleurs que pour l'ensemble de la population, la précarité s'étend et que l'actuelle loi du travail en débat en France ne peut qu'encore aggraver la situation des jeunes... Même à supposer que les « volontaires » sont ultra minoritaires (et j'avoue que je n'en sais rien) et que toutes les autres ne souhaitent qu'une chose, en sortir, cette loi ne leur propose rien d'autre que de leur couper une voie de survie. Certes, elle prévoit de s'en prendre aux clients, pas aux prostituées elles-mêmes ; mais interdire l'achat d'un service en prétendant qu'on n'interdit pas sa vente relève pour le moins d'un « oxymore » (ou d'une hypocrisie en langage plus courant).

Dans un communiqué, une série d'organisations (et pas seulement le STRASS mais aussi Médecins du Monde ou le Mouvement français du Planning familial) craignent que cette loi ne fragilise encore davantage la situation de personnes déjà stigmatisées (notamment les femmes sans papiers), les plonge dans davantage de clandestinité et de risques de violences, et plus largement encore : « Nous alertons sur le fait que le contexte politique national, la crise migratoire et les politiques iniques qui l’encadrent, le basculement sécuritaire et les mesures législatives actuelles qui favorisent la précarité sont autant de leviers pour mettre en place un véritable parcours non pas de sortie mais bien d’entrée dans la prostitution. »

 

Pénaliser, dépénaliser

Que ce soit clair : moi aussi, je rêve d'un monde idéal sans prostitution, sans rapports de pouvoir entre hommes et femmes, et même sans argent... En attendant, nous vivons dans un monde réel de plus en plus dur, et je ne suis pas du tout convaincue qu'une telle loi, par ailleurs difficile à appliquer, contribue à en atténuer la sauvagerie. Je crains même le contraire. Et j'ai toujours du mal avec cette volonté de considérer des femmes uniquement comme des « victimes », qu'elles se reconnaissent ou non comme telles, comme si leur propre vécu, leur propre parole ne comptaient pas. C'est pire encore quand tout acte de prostitution est présenté comme un « viol » - certaines le vivent sans doute ainsi, d'autres non, et elles seules ont le droit de qualifier ce qu'elles ressentent. Ce parallèle me paraît même dangereux, en laissant croire qu'après tout, en échange d'argent, un crime comme le viol pourrait quand même être plus ou moins « consenti ».

Un dernier mot : Laurence Rossignol, la ministre des Droits des Femmes (ainsi que de l'Enfance et de la Famille, déjà tout un programme), qui n'en est pas à sa première comparaison douteuse (3), a déclaré que cette loi était « la loi Veil de notre génération ». On pourrait dire beaucoup de choses de ce parallélisme, mais juste ceci : la loi Veil visait à dépénaliser (l'avortement), la loi sur la prostitution vise à pénaliser (les clients). Tout un symbole. Pauvre génération.

 

 

(1) Je sais qu'il existe aussi des prostitués masculins ainsi que des personnes trans, mais les femmes restent majoritaires et surtout, les lois abolitionnistes sont prises en leur nom. D'où ce féminin que j'emploierai tout au long de ce texte

(2) Non, je ne vous donnerai pas le lien de cette infâmie

(3) En comparant les femmes qui portent le voile aux "nègres qui défendaient l'esclavage". Voir ici


Mis à jour (Jeudi, 07 Avril 2016 09:32)

 

Le français, c'est ma liberté

Ce matin, en me branchant comme tous les jours sur France Inter, j'apprends que c'est la semaine de la langue française. J'ai personnellement avec le français une relation passionnelle, aussi pleine de rires, de douceurs que d'orages ; pourtant, au bout de cinq minutes d'émission, j'en ai déjà ras l'accent grave.

Les Français ne peuvent pas s'en empêcher : qu'ils parlent de leurs équipes de foot, de leurs intellectuels, de leur taux de chômage ou de leur langue, ils sont forcément les « meilleurs » - ou alors les « pires », mais en tout cas ils sont « plus » que tous les autres habitants de la terre, pauvres vermisseaux rampants dans leur médiocrité. J'exagère à peine : ce matin, j'ai donc entendu que le français était la langue à la fois la plus claire, la plus belle, la plus douce, le plus profonde, que son destin était d'être « la langue de la liberté » ! N'en jetez plus!

Le français, je l'ai découvert à 8 ans, ce n'était que ma troisième langue, après le polonais et l'hébreu, juste avant le néerlandais et l'anglais. Je ne sais pas si je suis « tombée en amour » ou si simplement, les circonstances de ma vie ont fait que c'est dans cette langue-là que j'ai grandi, découvert les bonheurs de la lecture et de l'écriture. En tout cas maintenant, c'est bien avec elle que j'aime jouer, avec ses pièges, ses bizarreries, ses chausse-trappes (ce pluriel est-il vraiment correct... ?) Je ne l'aime pas comme on aime sa famille « naturelle », par une sorte de fatalité, mais comme on aime ses ami/e/s, celles et ceux que l'on a pu croiser et choisir, parmi d'autres possibles – tout en sachant que ces possibles sont en nombre limité. J'adore la musicalité du russe, le charme de l'italien, je suis attirée par la rudesse apparente des langues scandinaves, sans même évoquer toutes celles que je n'ai même pas eu la chance d'entendre, et le polonais fait toujours battre mon coeur. Mais voilà : ma langue, c'est désormais le français.

J'admire les personnes qui maîtrisent plusieurs langues, qui peuvent sauter de l'une à l'autre, en choisir une pour la communication, une autre pour les rêves, une troisième encore pour l'amour, et découvrir plusieurs littératures en version originale. Même si je comprends et baragouine d'autres langues, c'est bien le français qui est mon univers, et je me désole de constater combien on le préserve mal, en le criblant d'anglicismes souvent inutiles, quand ce n'est pas en le remplaçant carrément par l'anglais « langue universelle » (donc très pauvre) dans les contacts internationaux ou même dans certains colloques à Bruxelles, pour éviter les traductions français-néerlandais ! Dans ces cas, je sors mes griffes... et ma langue, sans jamais penser pour autant qu'elle a une quelconque "supérieure" sur les autres : je voudrais juste qu'elle reste vivante (merci le Québec !).

Non, je ne considère pas le français comme « la langue de la liberté », mais elle est incontestablement celle de ma liberté à moi, et cela me suffit pour avoir envie de la défendre.

Mis à jour (Lundi, 14 Mars 2016 09:51)

 

Les leçons de Cologne

On aura beaucoup dit, beaucoup écrit sur ce qu'on appelle désormais pudiquement « les événements de Cologne ». Il est même possible d'en débattre (entre hommes) durant quelques minutes dans une émission télé sérieuse (1) sans prononcer une seule fois le mot « femme ». Rappelons-le quand même, ces « événements », ce sont des centaines de femmes agressées par des groupes d'hommes pour des vols, des attouchements et même des viols. C'est bien cela qui nous paraît le plus grave, ce que ces femmes ont subi, on devrait commencer par lire certains témoignages.

Il y a tout de même eu, à ce jour, plus de 500 plaintes, dont 40%, nous dit-on, pour harcèlement, ce qui fait plus de 200 agressions sexuelles, et deux viols déclarés...

Les droites dure et extrême se sont emparées des faits avec délectation, puisque selon l'état actuel de l'enquête, les auteurs sont principalement des hommes « d'apparence nord-africaine et arabe », dont des demandeurs d'asile parmi les personnes identifiées. Prétexte idéal pour exiger une politique plus dure envers les réfugiés, des frontières encore plus infranchissables et des expulsions plus rapides, ou encore, comme le suggère notre secrétaire d'Etat à l'asile et la migration, Theo Francken, des cours spécifiques pour migrants au « respect de LA femme »... Beaucoup se sont déjà exprimé/e/s pour dénoncer cette approche purement raciste de l'égalité hommes/femmes, y compris Isabelle Simonis, la ministre chargée de l'égalité des chances en Communauté Wallonie-Bruxelles.

A noter aussi la Carte blanche de Carte blanche de Bianca Debaets (CD&V), secrétaire d’État bruxelloise à l’Égalité des Chances, qui annonce une étude et une campagne contre le harcèlement de rue, mais dont La Libre a choisi de mettre en avant ce passage, pour en faire un titre-choc : « Violences sexuelles: Certains jeunes d'origine maghrébine perçoivent les femmes comme du gibier en liberté ». Comme quoi la presse la plus « respectable » participe aussi à la sale ambiance qui monte des égoûts.

C'est un classique d'interprétation des mêmes faits : lorsqu'un « étranger » agresse une femme dans la rue, ou frappe sa compagne, c'est une question de « culture » ; quand c'est un Européen, il s'agit d'un acte individuel, d'un problème psychologique (2).

Cependant, à l'autre bout de l'échiquier politique, le malaise est flagrant. L'accueil des réfugiés était déjà problématique, et le racisme en hausse, avant ces faits ; la crainte est là de voir le piège se refermer sur des boucs émissaires commodes de toutes nos peurs. Alors, on constate toutes sortes de contorsions. Est-on vraiment sûr/e/s qu'il n'y a pas là quelque « manipulation » ? L'enquête policière n'est-elle pas biaisée ? Sans oublier les réactions qui minimisent les expériences rapportées par les femmes, en insistant sur le fait qu'il s'agissait de « vols par ruse » plutôt que de « harcèlement sexuel ». Comme si les attouchements étaient moins pénibles à vivre s'ils n'étaient qu'un moyen et pas l'objectif réel...

Heureusement, il y a aussi certaines réactions pour rappeler des vérités basiques. Qu'on n'a pas attendu l'afflux des réfugiés pour que le harcèlement sexuel soit un fléau, y compris de la part de gars bien de chez nous. Par exemple qu'en Allemagne, l'Oktoberfest (fête de la bière) est une épreuve pour bien des femmes. Que la culture du viol est bien ancrée dans nos pays et que si elle est moins visibilisée quand les auteurs sont autochtones, on estime le « chiffre noir » des faits non dénoncés à quelque 90%, et même pour les 10% de plaintes qui sont déposées, peu d'auteurs sont condamnés.

Dans un texte au titre saisissant, « Eigen volk eerst » (le slogan du Vlaams Belang), Amelie Mangelschots, militante féministe et co-créatrice de Wij Overdrijven Niet (« Nous n'exagérons pas ») se demande pourquoi la centaine de viols par jour dans notre pays ne provoque pas autant d'indignation, sans compter que la majorité d'entre eux ne sont pas le fait d'inconnus, d'ici ou d'ailleurs, mais de proches, d'amis, de voisins. Aussi propose-t-elle d'appliquer les mesures d'éducation « à notre propre peuple d'abord ».

« Ce qui s'est passé à Cologne arrive tous les jours, à plus petite échelle, dans nos villes occidentales », écrivent de leur côté Suzanne Coutaert et Monica Triest dans De Standaard. Et face à cette réalité, ajoutent-elles, pas question de laisser tomber les bras – ni de les allonger pour tenir les hommes à distance, comme l'a suggéré la maire de Cologne... Mais au contraire, il s'agit d'investir dans ce qui a démontré son efficacité : les formations d'autodéfense où les violences basées sur le genre sont clairement replacées dans le cadre des inégalités de pouvoir entre hommes et femmes. Voilà l'avis d'une chercheuse qui résonne particulièrement aux oreilles de l'asbl Garance...

Mettre des moyens pour former les garçons/hommes à ne pas agresser et les filles/femmes à se défendre, voilà la voie à suivre. Et par ailleurs, si on se préoccupe tant du bien-être des femmes et des problèmes posés par l'arrivée massive d'hommes seuls, on pourrait commencer par mieux protéger les demandeuses d'asile, qui sont les premières à subir des violences – aussi bien de la part des passeurs, de leurs compagnons de voyage que de certains de leurs « sauveurs » ; et plus largement, changer radicalement une politique d'accueil indigne qui oblige les candidat/e/s réfugié/e/s à risquer leur vie avant de pouvoir ne serait-ce que poser un pied sur notre sol...

Car pour le reste, les autres « solutions » n'en sont pas. S'il faut sanctionner les auteurs de ces agressions, expulser ceux qui sont d'origine étrangère revient juste à renvoyer la menace sur d'autres femmes.

Et pour celles et ceux qui veulent s'emparer de ces agressions pour justifier une politique plus dure envers tous les réfugiés, une dernière remarque. Si on ne connaît pas encore exactement tous les détails sur les agresseurs, on sait avec certitude qu'ils ont un point commun : non pas leur origine, mais leur sexe masculin. Alors, si le problème n'était pas une « culture étrangère », mais une certaine masculinité qui se construit contre les femmes ? Voilà une leçon utile que l'on pourrait tirer des « événements de Cologne »...

 

A lire aussi, une position féministe multiculturelle, assortie de revendications adressées aux politiques comme à la société dans son ensemble : http://ausnahmslos.org/english

 

 

(1) Dans Les Décodeurs, émission de débat dominical de la RTBF, 10 janvier 2015

(2) Sur ce sujet et la culture du viol en général, lire une excellente analyse ici

 

Mis à jour (Mardi, 12 Janvier 2016 14:37)

 

Le 8 mars, tu la fermes et tu écoutes

Le 8 mars, ah le 8 mars qui approche ! On en sent le souffle entre deux giboulées martiennes, nos meilleurs médias en négligent leurs préoccupations « universelles » pour se pencher avec sollicitude sur nous, pauvres femmes, violentées, sous-salariées, sous-représentées (mais sans pousser la sollicitude jusqu'à s'attaquer concrètement à cette sous-représentation), des marques commerciales nous proposent des « journées shopping » tandis qu'un syndicat s'en prend vigoureusement aux inégalités salariales (comme chaque année à la même époque), à coups d'images de seins pigeonnants... Ah, qu'est-ce qu'on se sent bien, comprises, aimées, à l'approche de cette « fête » de « LA femme » ! (Pour rappel, le 8 est la Journée internationale des droits des femmes).

Chouette, on va redécouvrir (comme chaque année, et comme toujours, sans rien y changer) qu'il existe toujours des écarts salariaux, des violences spécifiques contre les femmes, un partage inégal des tâches domestiques, du harcèlement de rue et des tripotages dans les transports en commun, je vous en passe et des pires. Les plus lucides vont peut-être même découvrir qu'il y a des mesures gouvernementales, approuvées ou rejetées tout au long de l'année sans se poser la question du genre, qui touchent spécifiquement les femmes (en matière de pension, de temps partiel, ou encore en (non) accueil de migrant/e/s...) Et même se rendre compte qu'il y a des femmes qui luttent, tous les jours, en toute saison, pour dénoncer ces mesures, tenter de soutenir, sans grands moyens, d'autres femmes qui en subissent les pires conséquences. Oui, peut-être même que le terme « féministe » apparaîtra au détour de l'une ou l'autre chronique (signée d'un homme, car les chroniqueuses restent rares). Puis aussitôt, on se posera la question (LA question comme LA femme) : ah mais, est-ce qu'on n'oublie pas les hommes ? On ne va pas construire une égalité sans eux, quand même !

 

Mis à jour (Dimanche, 06 Mars 2016 16:13)

 

Festival d'Angoulême, un cas d'école

Dans la (très vaste) famille du sexisme ordinaire, je demande : Angoulême, et son fameux festival de BD. Ce qui vient de s'y dérouler est un véritable et magnifique cas d'école.


Bref rappel des faits, tel que vous ne le lirez pas dans les médias mais tel qu'il a été fait par Julie Maroh, auteure de « Le Bleu est une couleur chaude », BD plus ou moins massacrée au cinéma par Abdelattif Kechiche dans « La vie d'Adèle ».

« Comment toute cette polémique a-t-elle vraiment commencé? Mardi 5 janvier au matin, la plupart des auteur.e.s de bande dessinée découvrent que le FIBD vient de publier la liste des trente nominés, incitant les auteur-e-s à voter pour trois finalistes. (...)

Mardi matin, tout comme mes consœurs du Collectif de créatrices de bande dessinée contre le sexisme, je découvre la liste et constate que parmi les trente noms retenus il n’y a pas une seule femme. On parle d’une liste internationale, donc cela signifie que pour le FIBD il n’y avait pas une seule femme au monde qui semblait mériter de figurer sur cette liste. Et ce n’est pas comme si les prétendantes manquaient ! Je vous dis pas la gueule de bois...

Nous avons commencé à nous concerter, ne pouvant pas accepter cette nouvelle injustice. Étant donné qu’un mois plus tôt nous avions communiqué au FIBD un rapport détaillé quant à leur manque de représentativité féminine dans leurs jurys, nous l’avons d’autant plus mal avalé. (...) Alors que nous décidions de la marche à suivre et de la mise en place d’un boycott, nous avons expliqué le problème à notre réseau d’amis et de collègues, que le Collectif préparait un communiqué, que nous refusions de voter et que chacun pourrait décider de relayer notre action. Les copains ont alors réalisé, certains amis se sont même excusés de ne pas avoir vu le pot aux roses et étaient sincèrement indignés.

L’affaire a commencé à ricocher sur la toile. À 14 heures, le Collectif a publié son appel au boycott et il a été partagé massivement, chacun y allant de son slogan ou de sa caricature. Jessica Abel, membre du Collectif, a directement contacté certains auteurs américains nominés pour leur exposer la situation et les inciter à prendre position. À 17h30, Riad Sattouf est le premier des nominés à déclarer sur Facebook qu’il se retirait de la liste à cause de son manque de représentativité féminine. Son post a déjà été liké plus de 33.000 fois, partagé environ 8.100 fois et les grands médias se sont jetés sur cet os.

D’autres auteurs nominés ont suivi le boycott que nous avions lancé, dont ceux contactés par Jessica Abel. Le buzz est monté d’un cran. Pourtant la presse a préféré s’attacher aux «grands auteurs». Les Échos ont titré: «Accusé de sexisme, le festival de la BD d’Angoulême est boycotté par de grands auteurs», La Parisienne «admire» l’engagement de Riad Sattouf, Le Huffington Post met en avant Joan Sfar, qui lui-même remercie Riad «grâce à qui». Tout est rentré dans l’ordre, les mecs ont le contrôle ».

Il ne s'agit pas ici de dénigrer l'attitude des dessinateurs qui ont exprimé leur solidarité de belle manière, même s'il a fallu les chatouiller pour qu'ils se grattent. Comme l'écrit Julie Maroh elle-même : « Qu’on ne s’y méprenne pas, quand chacun des nominés s’est retiré de la liste, j’ai fait une danse de la joie. Je suis ravie de la prise de conscience collective et des actions des confrères. Ce que je soulève ici est un phénomène médiatique typique, dû à un conditionnement social. Si, en tant que groupe féministe, nous crions au loup et demandons réparation, nous allons facilement passer pour les emmerdeuses de service qui n’ont rien de mieux à faire, voire qui sont des mal baisées. (J’exagère? Allez faire un tour sur Twitter ou Facebook.) Si un seul homme s’empare de nos revendications, il est vu comme le chevalier à la rescousse des princesses et déclenche l’admiration (comme cité plus haut). »

Cette histoire est révélatrice de plusieurs phénomènes très parlants.

1. L'invisibilisation des créatrices : vous l'aurez compris dans cet exemple, inutile de vous faire... un dessin.

2. L'invisibilisation des femmes en général, et des féministes en particulier : les médias n'ont découvert (et couvert) le scandale d'Angoulême que lorsqu'un homme s'est désolidarisé de la sélection et a même voulu s'en retirer. Toutes les protestations des créatrices elles-mêmes sont simplement passées à la poubelle. Rêvons un peu : depuis plusieurs années, des féministes dénoncent l'absence (ou quasi absence) de femmes dans la sélection officielle au Festival de Cannes (que j'ai fini par baptiser « Ils tournent », en référence au festival de films de femmes de Bruxelles, « Elles tournent »). Résultat : zéro. Discours habituel : peu importe le sexe du réalisateur, nous regardons seulement la qualité du film...  Il faudrait sans doute qu'un cinéaste masculin se retire de la sélection pour qu'enfin, les choses bougent. Mais les enjeux étant autrement importants et sonnants qu'à Angoulême, on peut sans doute encore attendre...

3. L'aveuglement aux privilèges masculins... et le refus de les remettre en cause (forcément, puisqu'ils n'existent pas) : la première réaction des organisateurs est significative : « sans enlever aucun autre nom, introduire de nouveau des noms d'auteures dans la liste des sélectionnés au titre du Grand Prix 2016 » (depuis, ils ont décidé de supprimer toute liste). Tout est dans ce « sans enlever aucun nom » : ouvrons la porte aux femmes... à condition qu'aucun homme n'y perde rien.

Pour finir, un texte (signé d'un homme) proposant une analyse intéressante de cette invisibilisation des féministes, dont je vous livre ces extraits sur la «  cryptomnésie sociale » :

« Il est possible de définir la cryptomnésie sociale par une double composante. D’un coté il y a une sorte « d’oubli » de l’origine minoritaire d’une idée. D’un autre côté, cet oubli justifie que les gens continuent à déprécier cette minorité. Ainsi, des personnes peuvent accepter les droits qui prescrivent l’égalité des sexes tout en dépréciant (voire, en rejetant) les mouvements féministes même si ces mouvements ont historiquement réussi à faire le consensus autour de l’idée de l’égalité des sexes et qu’ils sont à l’origine des changements dans la société qui vont dans ce sens. Pour illustrer cet aspect, nous avons fait une petite étude (Vernet & Butera, 2003) où la moitié des participantes devait donner leur degré d’accord envers l’affirmation suivante : « l’égalité entre les femmes et les hommes est un progrès de justice sociale ». L’autre moitié des participantes avait la même affirmation, mais avec un rappel du groupe qui en était à l’origine. La phrase que les participantes devaient alors évaluer était donc dans ce cas « Comme le disent les mouvements féministes, l’égalité entre les femmes et les hommes est un progrès de justice sociale ». L’affirmation reste donc la même. Cependant, le premier groupe (sans rappel de la minorité) évalue l’affirmation beaucoup plus favorablement que le deuxième groupe (avec le rappel). On accepte donc le message tout en rejetant le groupe qui s’est battu pour ce message. C’est la cryptomnésie sociale ».


PS : L'exemple d'Angoulême est désormais "glorifié", y compris sur des plateaux de débats 100% masculins (comme ce 10 janvier 2016 à la télé belge). Et si vous aussi, messieurs, en preniez de la graine, en vous retirant publiquement de toute tribune d'où les femmes sont absentes, ou scandaleusement minorisées ? Voilà qui aurait de la gueule

Mis à jour (Dimanche, 10 Janvier 2016 13:21)

 
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