Des grues, des pères et des impairs

Dans un premier temps, ils avaient attité la sympathie des médias : pauvres pères désespérés, privés de leurs enfants, tous derrière le courageux Serge Charnay, perché jour et nuit sur une grue de chantier à Nantes, sans boire ni manger.

Dans un deuxième temps, des journalistes un peu plus curieux que leurs collègues avaient signalé que le valeureux grutier avait été condamné pour soustraction d'enfant et accusé de violences, ce qui le rendait déjà moins sympathique (1). Jean-Pierre Rosenczveig, le président du tribunal pour enfants de Bobigny, disait à son sujet : "Ce monsieur ne parle pas de la condition parentale, il ne parle pas des droits de l'enfant (...) il parle de son problème de virilité, de son problème d'homme".

Des « détails » que dans un troisième temps, des chroniqueurs oublient à nouveau, refaisant de Charnay et des associations qui lui sont plus ou moins proches de purs défenseurs du bien de l'enfant, sinon carrément de notre civilisation.

 

Ainsi, dans Libération, un certain Yohan Vamur retrace « quarante ans de lutte des pères divorcés », comme une saga héroïque, à peine assombrie par quelques dérapages misogynes contre les « mères toutes puissantes » mais, ajoute-t-il aussitôt, « ce temps-là est révolu ». Défense des droits des pères comme cheval de Troie du masculinisme ? Jamais entendu parler.

Dans Marianne, c'est Guy Konopnicki qui y va de son plaidoyer contre « l'exclusion des pères », n'hésitant pas à recourir à des raisonnements vraiment tordus : l'enfant ne serait pas en sécurité avec sa mère car « les affaires de maltraitance et d’abus sexuel impliquent fort souvent le compagnon ou l’entourage de la mère ». Il est vrai que la compagne du père, ou sa soeur, ou sa mère, loin d'abuser ou de maltraiter, sont souvent celles qui prennent l'enfant en charge. Mais suivez la logique : puisque les hommes sont plus souvent violents que les femmes, confions l'enfant au père...

Heureusement, on peut encore compter sur un Patric Jean, auteur de la « Domination masculine », pour nous faire une démonstration lumineuse sur une véritable stratégie masculiniste qui sous couvert de défense des droits des pères après le divorce, vise à remettre en question les avancées des droits des femmes : "Il s'agit d'une mouvance également nommée "anti-féminisme", qui propose le rétablissement de valeurs patriarcales sans compromis : différenciation radicale des sexes et de la place de l'homme et de la femme à tous niveaux de la société, suprématie de l'homme sur la femme dans la famille, mais aussi la conduite de la cité, défense du couple hétérosexuel très durable comme seul modèle possible, éducation viriliste des garçons et donc refus de toute égalité des femmes et des hommes. Ils nient l'importance des phénomènes de la violence conjugale, de l'inceste et du viol, qui seraient des inventions des féministes, que certains d'entre eux nomment "fémi-nazis".

On voir aussi le Huffington Post décortiquer les positions de SOS Papas, l'une des associations reçues par le gouvernement français comme interlocuteurs valables : pour ne pas remonter à une « époque révolue », comme dirait Libé, il vaut la peine de jeter un coup d'oeil sur un texte de janvier 2013 consacré au « tryste mariage pour tous », qui serait le résultat d'une sorte de complot du « lobby lesbio-féministe » (il faut au moins leur reconnaître une certaine créativité orthographique).

Oh, j'entends déjà d'ici les objections : oui, mais moi je connais un père qui... une mère qui... on ne peut pas généraliser ! Oui, certes : il existe des pères injustement privés de leurs enfants, des mères manipulatrices ou violentes, comme il y a des Noirs racistes, des gays hétérophobes ou des chômeurs qui ne cherchent pas vraiment du travail. Mais il y a surtout un système de genre, de race, de classe, avec des dominant/e/s et des dominé/e/s. A défaut de le prendre en compte, au mieux on risque de ne rien comprendre à la réalité, au pire de la déformer. Ainsi par exemple, les associations de pères se plaignent qu'une large majorité de juges d'affaires familiales sont des femmes – sous-entendu : pas objectives ou du côté des mères, le monde ayant été plus juste, bien sûr, du temps où seuls les hommes avaient accès à la magistrature. Plutôt que d'y voir une « prise de pouvoir » par « ces bonnes femmes », pour employer les termes de Charnay, on peut remarquer que d'une part, cela correspond bien aux stéréotypes sur les intérêts supposés des femmes et que d'autre part, cette branche de la magistrature n'est certainement pas la plus prestigieuse.

En fait, loin de vouloir « exclure les pères », ce que les féministes voudraient, c'est que ceux-ci s'impliquent davantage auprès de leurs enfants AVANT le divorce, et pas seulement pour les activités les plus gratifiantes (jouer, les conduire au foot...) mais aussi pour les tâches les plus fastidieuses et quotidiennes. Si les organisations de pères veulent se mobiliser pour davantage d'égalité entre fonctions parentales, moi je leur dis : bienvenue !

Qu'ils se bougent, les pères, pour obtenir le congé de paternité obligatoire (ce qui est actuellement une revendication féministe). Qu'ils grimpent sur les grues pour réclamer davantage de crèches. Qu'ils revendiquent auprès de leurs employeurs le droit de s'absenter pour s'occuper d'un enfant malade. Qu'ils défendent avec conviction une extension du SECAL (service de créances alimentaires), censé prendre le relais des pères défaillants en matière de pension alimentaire, ce qui peut tirer de la pauvreté ces enfants auxquels ils tiennent tant ! Qu'ils s'emparent donc des congés parentaux qui leur sont ouverts mais qui sont, ô surprise, sont pris pour plus de trois quarts par des femmes, et pour des périodes plus longues ! Et tant qu'ils y sont, les pères, comme ils sont aussi des fils, qu'ils revendiquent de s'occuper davantage de leurs parents malades ou en fin de vie, qu'ils exigent donc la garde alternée avec leurs soeurs, leurs épouses, car là aussi, ce sont une majorité écrasante de femmes qui font appel à ces congés thématiques.

Oui, les pères, mobilisez-vous : dans ces combats, on vous attend, les bras ouverts !

Post-scrpitum : je ne peux m'empêcher de remarquer la différence de traitement médiatique et politique entre un père monté sur une grue et un chômeur qui s'immole devant Pôle Emploi, dans la même période et la même ville de Nantes. Pour le premier : ouverture du JT, mobilisation gouvernementale... Pour le second : ni fleurs ni couronnes. Triste hiérarchie.

(1) Serge Charnay est privé depuis deux ans des droits de visite et d'autorité parentale après avoir tenté à deux reprises d'enlever son fils, pendant quinze jours en 2010 et pendant deux mois et demi en 2011. Tentatives pour lesquelles il a été condamné à un an de prison, dont quatre mois fermes. Il se serait aussi montré menaçant à l'égard de la mère et violent contre son ancien beau-père.

Mis à jour (Jeudi, 21 Février 2013 08:16)