Tu es l'Autre

Tu t'appelles Mina.

En Afghanistan, tu étais médecin, tu as pu fuir quand les talibans ont pris le pouvoir. Oui, le long de ton parcours, tu as payé des passeurs, tu n'en diras pas plus, tu as eu de la chance. Tu avais eu des échos de ces élans de solidarité venus d'Europe en soutien aux femmes afghanes, alors tu as pensé que tu serais accueillie à bras ouverts. Et puis tu sais que nous avons besoin de soignant·es, après deux ans de Covid, les nôtres sont épuisé·es. Si ton diplôme de médecin n'est pas reconnu, tu es prête à faire infirmière, ou même aide-soignante, pour commencer... Après tout, rien ne ressemble plus à un corps belge qu'un corps afghan...

Depuis des mois tu attends une réponse à ta demande d'asile. Heureusement, une famille belge t'offre une chambre, tu fais des petits travaux pour ne pas trop peser, et tu as bon espoir quand tu entends le Secrétaire d'Etat Sammy Mahdi s'enflammer pour la solidarité citoyenne. C'est si beau, la solidarité citoyenne.

 

Tu t'appelles Sacha.

A Saint-Petersbourg tu étais à la tête d'un centre culturel, mais dès le premier jour de l'invasion russe en Ukraine, tu as démissionné, comme plusieurs de tes collègues qui ne veulent pas dépendre d'un Etat meurtrier. Tu te retrouves donc sans revenus et en plus surveillé par la police, pour avoir participé à des manifestations contre la guerre. Tu étais déjà tenu à l'oeil comme membre d'une association LGBT+... Des amis belges t'ont envoyé le lien d'un article où Sammy Mahdi déclare qu'"une interdiction générale de visa pour les Russes ne devrait pas être un tabou".

Tu as souri, de ce sourire triste des persécutés qui connaissent l'absence d'issue. Tu sais que tu n'es suis pas le bienvenu, que ton passeport fera de toi un pestiféré et que même si tu franchis les frontières clandestinement, tu n'auras droit à aucun accueil. En plus, qui a besoin de directeurs de centres culturels russes en Belgique? Plus généralement même, qu a besoin d'artistes? Si tu étais informaticien ou maçon, qui sait...

 

Tu t'appelles Mansour.

A Alep, tu étais serrurier, un simple serrurier. Tu as essayé de venir avec ta femme et tes deux enfants par des voies légales, mais le visa vous a été refusé, comme à d'autres familles syriennes.

Alors vous êtes arrivés par vos propres moyens, ça a pris des mois, vous n'aimez pas vous étendre là-dessus. Quand on t'a demandé d'expliquer pourquoi tu demandais l'asile à la Belgique, tu as répondu que c'était pour fuir la guerre. Est-ce que tu étais un opposant au régime d'Assad? Non, pas spécialement. Est-ce que tu avais été arrêté, emprisonné, est-ce que tu pouvais montrer des traces de torture? Non plus.

Désolé, as-tu dit, tu fuyais juste la guerre, les bombes.

Désolés, ont-il répondu, ce n'est pas une raison suffisante. Mais comme on est des gentils, on peut te payer un billet d'avion pour le retour et même te donner une petite somme, pour la peine, comme ça tu pourras monter une nouvelle affaire à Alep. Ils ont sûrement besoin de serruriers là-bas.

 

Mais tes ami·es belges te disent que bientôt tu auras ta chance. Que la forteresse Europe aura justement besoin de serruriers. Quand elle se sera entièrement entourée de murs infranchissables, elle devra quand même prévoir quelques portes, d'une part pour permettre aux Européen·nes de sortir, de partir en vacances, de faire des affaires, comme avant; et d'autre part pour répondre à ses grands élans de solidarité, comme ce fut le cas dans le passé pour des Chilien·nes, des Vietnamien·nes ou aujourd'hui des Ukrainien·nes. Pour laisser passer ces "bon·nes réfugié·es" tout en retenant les autres, il faudra de serrures solides et des clés impossibles à reproduire. Alors ne t'en fais pas, Mansour, patiente encore un peu, tu as un bel avenir devant toi.


(paru d'abord dans l'Asymptomatique)

Mis à jour (Vendredi, 04 Mars 2022 18:49)