Chauve qui peut

Au début, personne ne voulut y croire.

Encore un coup des islamistes, dénoncèrent les uns.

Une fake news répandue par le lobby des chauves ! proclamèrent les autres.

A la télévision, des experts mal rasés et aux yeux rougis de tant de nuits sans sommeil commentaient d'une voix lasse courbes et graphiques, essayant de démentir un scoop qui les mettait visiblement mal à l'aise.

Pourtant, il fallut bien se rendre à l'évidence.

En effet, comment expliquer autrement cette brusque remontée des contaminations en Espagne, où les mesures sanitaires étaient pourtant scrupuleusement respectées... ?

Pourquoi ces clusters soudains dans des lieux rigoureusement distanciés et masqués, pourquoi cette soudaine flambée dans les salons de coiffure... ?

Un cas particulier frappa les espits, débouchant sur une hypothèse audacieuse. Dans un cinéma du centre ville, un spectateur qui s'était endormi durant la projection d'une rétrospective des films de Godard, avait laissé aller sa tête contre le dossier de son fauteuil ; à la séance suivante, une autre fan, assise à la même place, avait également fini par succomber au sommeil. Les deux furent testés positifs. Or ils n'avaient aucun contact commun en dehors du cinéaste adoré dans leur jeunesse, la contamination n'avait donc pu se faire que dans le fauteuil de cinéma. Aucun doute possible : elle était passée par un cheveu, dont un exemplaire fut retrouvé, grouillant de bestioles aussi microscoopiques que malveillantes.

En s'appuyant sur cette donnée, les chercheurs purent résoudre une série d'autres mystères, pour en arriver à cette conclusion inédite : le virus se transmettait par les cheveux.

 

Allez expliquer ça à une population où la chevelure était considérée à la fois comme un critère de soin de soi, de position politique et de laïcité ! Comment imposer les nouvelles consignes ? Le shampooing hydroalcoolisé trois fois par jour, des peignes jetables et des brosses désinfectées après chaque usage, et enfin l'obligation de se couvrir les cheveux dans l'espace public. Ce dernier point tombait particulièrement mal, car les autorités venaient de voter une interdiction du port du foulard chez les fonctionnaires, dans les commerces et plus largement, dans les principales interactions sociales. Un conseil national de sécurité se réunit donc avec les meilleurs spécialistes de la communication contradictoire, domaine dans lequel, heureusement, la Belgique méritait un prix d'excellence.

 

La nouvelle se répandit comme une traînée de virus. Les ricanements jaillis spontanément en Iran et en Arabie Saoudite se figèrent aussitôt. Car non seulement le cheveu masculin était tout aussi concerné que le féminin, mais on comprit très vite que la malédiction concernait d'autres poils, dont en premier lieu les barbes, qu'il faudrait donc soit raser, soit dissimuler sous un masque, ustensile qu'il était désormais recommandé de porter sous le menton. Il en fut de même des papillotes des hassidim : rasés ou cachés. Dans un souci pédagogique comme celui qui avait, quelques années auparavant, consisté à retirer la cigarette de la bouche de personnages célèbres sur des affiches commémoratives, on vit des transformations surprenantes dans des archives d'émissions télé : Dali sans sa moustache, Axel Witsel sans sa tignasse et Michel Serres sans les sourcils broussailleux qui surlignaient si joliment son regard pétillant. Les statues de barbus célèbres, jusque là seulement déboulonnées ou couvertes de peinture rouge, furent épilées, et les plus fanatiques s'en prirent également à la crinière des chevaux sur lesquels ces héros étaient si souvent assis. Quelques féministes se permirent d'ironiser sur la place démesurée des barbus à cheval dans l'espace public, mais se firent aussitôt rabrouer lorsqu'il fallut aussi couvrir ou couper les belles chevelures de la Liberté, la Maternité ou la Justice qui trônaient au milieu des places.

A droite, Trump se battit jusqu'au dernier tweet pour conserver sa houpette, tandis qu'à gauche, l'affiche classique de la sainte-trinité, Marx, Lénine et Staline, dut être photoshopée à la hâte pour faire disparaître chevelures, barbiche et moustache. L'effacement d'éléments dérangeants sur les photos ou dans les films avait, heureusement, bien des précédents.

 

Il restait, bien sûr, des poches de récalcitrants, qui accusaient pêle-mêle les fabricants de perruques synthétiques avec lesquels les pseudo-experts avaient des liens bien connus, les multinationales ayant des produits de rasage dans leur catalogue, les skinheads qui pouvaient désormais, sans même recourir à la triche, prétendre à une multiplication exponentielle de leurs troupes, et aussi (par habitude et au choix, biffer les mentions inutiles) les islamogauchistes, la CIA, le Mossad ou encore ce bon vieux Satan. Et bien sûr la Suède, toujours aussi fière de son non alignement, refusa de dynamiter ses salons de coiffure, malgré les recommandations de l'OMS.

 

Au fur et à mesure que les poils se faisaient discrets, rasés ou couverts, les hôpitaux se vidaient, les gens continuaient certes à mourir mais d'autre chose, qui ne donnait pas lieu à des statistiques alarmantes.

Il y eut un automne, puis un hiver suivi d'un printemps, et enfin un été et ses records de canicule, où les corps se dénudèrent, révélant de rares toisons rebelles, les peaux glabres et entièrement épilées étant devenues la norme, preuve que l'humain peut s'habituer à tout. On déplora de rares incidents (poil aux dents), quelques altercations (poil au menton), mais globalement, le virus paraissait bel et bien vaincu (.... non, rien).

 

PS : des sources bien informées nous communiquent l'apparition d'un nouveau péril, qui se transmettrait par le regard et le son de la voix. Un beau défi en perspective pour nos futurs protecteurs.