Penser dans le pli de son coude

Un spectre hante l'Europe, et au-delà... et non, cette fois ce n'est pas le communisme, mais celui d'une infantilisation généralisée des populations dont une partie, et c'est plus préoccupant encore, en « redemande ».

La peur peut paralyser, y compris l'esprit critique, surtout quand l'agent de cette peur est un inconnu aux attaques imprévisibles. Il n'est pas question ici de mépriser ces craintes – moi aussi j'ai des peurs paralysantes, qui pourraient paraître absurdes à d'autres. Ce qui m'interroge, c'est le manque de réactions face à des décisions, des injonctions, qui ne sont même plus présentées comme un « mal (peut-être) nécessaire », mais comme une nouvelle forme de « normalité ».

 

« Colis câlinentaires »

Certes, la « protection » des citoyen·nes (1) contre les risques de précarité, de maladie, de misère, est l'un des rôles de l'Etat, et des autorités publiques en général. Y compris parfois par des mesures strictes. Encore faut-il qu'elles soient proportionnées, explicables et expliquées, applicables aussi, et s'adressant à des adultes responsables.

L'interdiction de certains contacts, aussi douloureuse soit-elle, pouvait se justifier en pleine montée de l'épidémie (à cause aussi du manque de moyens matériels de protection). Celle de s'asseoir seul·e sur une pelouse déserte était absurde ; comme était absurde l'ouverture des visites à deux « bulles » de quatre personnes maximum, toujours les mêmes, qui ne tenait compte ni des familles nombreuses, ni des personnes sans liens familiaux, ni des colocataires... alors même que le travail, les commerces ou les transports publics mettaient en contact parfois prolongé des inconnu·es. Absurdité reconnue plus tard par certains expert·es, « justifiée » par la nécessité de faire des choix pour déconfiner par étapes : encore aurait-il fallu expliciter la logique de ces « choix » et les soumettre à un débat démocratique.

Aujourd'hui que l'épidémie est en recul, l'infantilisation se poursuit. On a pu entendre ainsi, dans une émission grand public (2), un journaliste demander à des politiques si l'élargissement de la « bulle » à dix personnes par semaine impliquait le droit aux embrassades. Qu'on pose la question à des médecins quant aux risques de contacts rapprochés, c'est compréhensible et même sage ; mais qu'on demande à des politiques si c'est « autorisé » relève du grotesque. Ma première réaction spontanée a été : mais on a quel âge ? Devra-ton attendre la distribution de « colis câlinentaires », indiquant les gestes et les destinataires autorisé·es ?

D'autres mesures, en apparence « sympathiques », relèvent de la même infantilisation. Prenons cette proposition de chèque (facultatif) de 300 euros à dépenser pour l'horeca ou la culture. Outre son côté antisocial (puisqu'il bénéficiera principalement aux personnes les moins touchées par la crise, comme Etienne de Callataÿ l'explique bien ici) (1), c'est une sorte d'argent de poche qu'on n'aurait pas le droit de dépenser à sa guise (des fois qu'on en abuserait pour s'acheter des bonbons ou des chips!) De même l'idée (mal fagotée en soi) d'un RailPass de dix voyages offert, cadeau injustifiable en temps de disette pour les plus aisés et presque humiliant pour les plus précaires : à quoi peut servir la possibilité de cinq allers-retours en train quand on on se demande comment payer son loyer ! Tout cet argent aurait pu servir à soutenir celles et ceux qui ont du mal à garder la tête hors de l'eau, qui ont dû faire la file (alors que les rassemblements étaient interdits) pour des colis alimentaires – et tiens, malgré les demandes des associations du secteur, des colis plutôt que de l'argent, faudrait pas que les pauvres puissent choisir la composition de leurs repas !

 

Plus de police, de PV, de sanctions

Mais le comble a peut-être été atteint (peut-être, car le pire est toujours possible) par cette déclaration de Sophie Wilmès, qui ne semble guère provoquer de réactions. Suite à la manifestation antiraciste « tolérée » ce dimanche 7 juin (entre 10 et 20 000 personnes rassemblées sur la place Poelaert), la Première ministre ne veut plus de ces rassemblements et annonce que « au même titre que le Conseil National de Sécurité s’est penché sur la reprise de différentes activités sociales, culturelles, économiques, il définira prochainement des perspectives pour l’ensemble du pays en ce qui concerne l’expression publique afin d’allier la liberté d’expression aux impératifs sanitaires et la gestion de l’ordre public ».

Autrement dit : le politique déterminera la façon dont les citoyen·nes auront le droit de l'interpeller, revendiquer, contester son action (ou son inaction). Autant imposer dans quels termes peut s'exercer la liberté d'expression, et tant qu'à faire, à rédiger soi-même tracts, pétitions et cartes blanches.

Le plus préoccupant sans doute, c'est que ça marche. Cette infantilisation n'est relevée que par quelques philosophes ou râleur·ses professionnnel·les que personne n'écoute, contrairement aux « expert·es ». Quand les consignes en appellent à la responsabilité de chacun·e en donnant des « recommandations », on voit immédiatement déferler des protestations exigeant des « obligations » - oh, pas pour soi, pour ces autres qui sont non seulement porteur·ses d'un virus mortel, mais sont incapables de le garder pour eux. « Obligation » implique « sanction » en cas de non respect ; plus de police, plus de PV, de passages devant la justice (déjà très encombrée), et pourquoi pas de séjours en prison (très encombrée aussi).

Parfois, en lisant ou écoutant mes concitoyen·nes, y compris certain·es camarades de révolte, j'ai l'impression qu'on n'en est pas seulement à tousser ou éternuer dans le pli de son coude, mais aussi à y penser.

 

(1) « Citoyen·nes » étant entendu ici comme les personnes vivant sur son sol, avec ou sans papiers.

(2) C'est pas tous les jours dimanche du 7 juin

(3)  Extrait : "Ceux qui ont perdu leur emploi ne toucheront pas ces 300 euros et ceux qui travaillent pour des entreprises fragilisées par la crise ne les verront pas non plus car leur employeur n'aura pas les moyens de les verser. Par contre, le fonctionnaire et le salarié d'une entreprise en bonne santé vont profiter de cet extra, même s'ils n'en ont pas besoin. Ce chèque est une prime aux chanceux. C'est antisocial."

Mis à jour (Vendredi, 12 Juin 2020 10:41)