Le jour d'a(peu)près : non, il ne faut pas s'habituer !

C'est une des pires déclarations que l'on puisse entendre en ce moment : « On va s'habituer ». Précédé au mieux d'un « certes c'est dur, désagréable, anxiogène, mais.... » Mais on va s'habituer.

Je veux bien subir, si c'est nécessaire – et parce que je n'ai aucune compétence pour juger de cette nécessité – mais de toutes mes forces, je refuse de m'habituer.

Non, il n'est pas question de s'habituer à cet effacement des visages dans l'espace public, à ces voix enjouées nous invitant à nous aventurer dans les rues commerçantes en nous assurant que, séparé·es par des barrières en deux files à sens unique, nous ne croiserons personne. Comme il ne faut s'habituer au détestable réflexe de s'écarter dès qu'on voit arriver quelqu'un en face, quitte à devoir, sur certains trottoirs étroits, descendre sur la chaussée au risque de se faire heurter par un vélo ou une voiture - mais ouf, on a échapé au virus !

Il ne faut pas s'habituer à vivre dans son « silo », sa « bulle », en s'engageant à ne rencontrer qu'un nombre limité d'autres bulles et silos, et encore à condition de pouvoir présenter son passeport sanitaire.

Il ne faut pas s'habituer au cinéma chez soi, au théâtre sur écran, aux concerts improvisés dans leur cuisine par des artistes entre deux rendez-vous au CPAS, aux costumières et couturières confectionnant des masques à titre bénévole ou sous-payé, alors qu'elles sont par ailleurs privées de tout revenu.

Il ne faudra pas s'habituer à manger, boire un verre, profiter de la mer ou de la campagne, dans des cages de plexiglas en communiquant à travers nos muselières. Il ne faudra pas s'habituer aux voix étouffées, à ce non verbal qu'on ne peut plus capter que dans les mouvements du corps, dans les yeux, à condition de ne pas s'approcher à moins de 1m50.

Il ne faut pas s'habituer aux cours à distance (qui creusent encore les inégalités et larguent une partie des élèves et des étudiant·es), aux apéros à distance, aux manifestations de colère comme d'affection à distance, à toutes ces expressions qui font rimer « distance » et « sécurité », en opposition à « contact » et « risque ».

Il ne faut pas s'habituer à d'autres expressions comme cet horrible « gestes-barrières », où la « barrière » cesse de signifier « séparation » pour devenir « protectrice » (1).

Il ne faut pas s'habituer à voir des enfants jouer tout seuls, à un mètre des autres (malgré les commentaires qui s'extasient sur leur maturité), ou à ces petit·es qui ont « spontanément » un mouvement de recul quand des grand-parents s'approchent (malgré les commentaires qui s'extasient sur leur capacité de « compréhension ») (2).

Il ne faut pas s'habituer à infantiliser les seniors, aîné.es, personnes âgées, quel que soit le nom que l'on donne aux vieilles et aux vieux. Ne pas s'habituer à les priver de leurs activités, engagées, solidaires, militantes, bénévoles ou simplement de plaisir, à les isoler pour les préserver de la mort – avec pour résultat de les condamner à mourir seul·es.

Il ne faut pas - et d'ailleurs on ne le pourra jamais - s'habituer à vivre avec dans le corps ces balles de chagrin, parce qu'on aura laissé des êtres aimés souffrir, avoir peur et parfois même mourir sans nous, sans notre main chaude dans la leur ni une caresse apaisante sur leur visage, sans même un regard qui ne soit pas médiatisé par un écran (au mieux).

 

Oui, on subira s'il n'est pas possible de faire autrement, mais non, il ne faudra surtout jamais s'habituer.

 

 

 

(1) Bernard De Vos proposait de le remplacer par « gestes de protection »

(2) Lire à ce sujet la Carte blanche signée par 269 pédiatres, dénonçant le creusement des inégalités et les « effets collatéraux » désastreux de l'isolement, ainsi que des « mesures de protection excessives (comme la suppression des espaces de jeux, l’interdiction aux enfants de jouer entre eux, ou l’impossibilité de consoler un enfant) (....) qui pourraient déboucher sur des situations anxiogènes pour l’enfant, les professeurs et les parents. L’enfant doit pouvoir évoluer, interagir et jouer normalement ».

Mis à jour (Mardi, 19 Mai 2020 14:39)