Ne me protège pas, je m'en charge !

 

Inutile.

Voilà ce qui te caractérise par les temps qui courent (droit dans le mur) : ton inutilité.

Autrefois, certes tu coûtais un max à la société : 1250 euros par mois si tu es un homme, 800 si tu es une femme, et tout ça, pour ne rien faire ! Mais enfin, tu gardais les petits-enfants, tu formais le gros des troupes du bénévolat pour aller rendre visite aux malades, soutenir des élèves en difficulté, trier des dons pour personnes précaires ou réfugiées... Aujourd'hui, c'est fini : couché, les vieilleux. A la maison. De repos. Eternel.

Parce que, plus encore qu'inutile et d'un coût prohibitif, tu es aussi irresponsable. « Personnes à risque » et mêmes pas foutues de faire gaffe, après il faut vous ramasser.

Tu encombres les hôpitaux de tes bobos et les politiques de tes jérémiades. On te protège, tu râles. On t'entoure de sages conseils, tu marmonnes que t'as plus quatre ans. Ah ça non, t'as plus quatre ans, t'as vingt fois plus, pour marcher tu as besoin d'une canne, pour lire il te faut des lunettes, peut-être même un appareil pour entendre ces sages conseils et quand ton sale caractère te donne l'envie de mordre, tu ne peux même pas le faire avec tes propres dents !

Bref, t'es un·e senior du troisième ou quatrième âge, le cinquième c'est le cimetière.

 

« Disciplinés et patients»

Tu n'es plus un personne mais une catégorie. Il arrive qu'on te demande ton avis, mais on a déjà décidé pour toi. Bien sûr que ta tête comme tes jambes sont plus lentes, qu'il arrive que tes mots tremblent comme tes mains. La lenteur n'est un défaut que dans un monde qui se veut trépidant. S'il faut te répéter une question, c'est parce que tu réfléchis avant de répondre. S'il t'arrive de refuser de manger, d'oublier de boire, c'est parce que c'est parfois la dernière forme de protestation qui te reste, si tu n'as plus la force de monter sur les barricades.

Et pourtant, les barricades, ce n'est pas l'envie qui te manque, tu en oublierais presque ton arthrose ! Tu as entendu parler du Gang des Vieux en Colère (bon, c'est du masculin universel, mais à la care comme à la care, hein ! Tu ne vas pas chipoter). En colère, tu parles ! Tu tombes sur le message « en pause jusqu'en fin de confinement » ! C'est un peu comme si SOS Suicide suspendait ses activités jusqu'à la fin d'une vague de dépressions.

Parce que ce « confinement », ça te concerne, et même en premier lieu. Outre que toute activité solidaire t'est désormais interdite, certain·es ont même suggéré qu'on t'empêche de sortir de chez toi ; tu as fait partie de la première catégorie interdite de visites et tu seras en queue de liste pour pouvoir te déplacer librement, voyager, serrer tes proches dans tes bras. Macron l'a dit avant de se rétracter, et Ursula Von der Leyen (elle a quel âge, hein?), a déclaré que « sans vaccin il faut limiter autant que possible les contacts des seniors ». C'est pour ton bien, sais-tu ! A quand l'interdiction de vente d'alcool aux plus de 60 ans, ou un « accord filial » nécessaire pour leur permettre l'accès à certains contenus sur le web ?

« Je sais que c'est difficile et que l'isolement pèse mais c'est une question de vie ou de mort, nous devons rester disciplinés et patients », a ajouté la présidente de la Commission européenne.

« Patient·es », c'est pour rire... ? On peut dire ça à des enfants, tu verras quand tu seras grand·e... Mais toi, c'est quoi ? Tu verras quand tu sera mort·e ?

Et la « discipline », alors ? Tu fais partie d'une génération qui a valorisé la désobéissance, la rébellion, « il est interdit d'interdire », tu te souviens... ? Au-delà de son irréalisme vite constaté, le slogan avait de la gueule, quand même. Mille fois plus en tout cas que ces assignations à domicile en résidence surveillée avec bracelet électronique moral.

Bien sûr, tu n'as pas envie de tomber malade et encore moins de mourir dans la solitude, en tenant une main étrangère et gantée (si tu as la chance d'en tenir une) avec l'image d'un dernier sourire masqué. Tu ne veux non plus mettre d'autres personnes en danger, tu vas donc prendre les précautions nécessaires, respecter distances et barrières, mais qu'on ne t'empêche pas de bouger, d'échanger des regards vivants, à défaut de caresses ! Et si ta « fragilité » les inquiète tant, parce que tu coûterais cher en soins, rassure-les : tu as pris une précaution supplémentaire en remplissant les papiers pour l'ADMD (Associations pour le Droit de Mourir dans la Dignité) : pas d'acharnement, pas de réanimation, pas ce long chemin de rééducation indispensable pour reprendre vie, et quelle vie ? A ton âge tu n'as plus ni la patience, ni la discipline nécessaires.

 

Ivresses et douceurs

Qu'on ne voie ici aucun « éloge de la vieillesse » et sa sagesse supposée. Il y a des vieilleux stupides, racistes, désagréables, scrogneugneu, d'une grande méchanceté – comme les jeunes, hein ? Il y en a aussi qui n'ont plus d'autre besoin que d'être choyé·es, respecté·es, se sentir entouré·es d'humanité, tout simplement.

Mais il y a toustes les autres, plein·es d'énergie et d'envies déraisonnables, des envies d'air et de feu, d'ivresses et de douceurs, d'apprendre une langue, un instrument de musique, ou même qui sait, de se mettre au kayak !

Tu repenses à l'un de tes slogans féministes préférés : « Ne me libère pas, je m'en charge ! » Et tu as envie de leur crier de même : « Ne me protège pas, je 'en charge ! » Si tu as besoin de conseils ou d'aide, tu les demanderas. En attendant, qu'on te laisse vivre ta vie. Les quelques années qui te restent de vie, de désirs, de folie. Toi qui, en ce moment, es surtut une "personne fâgée".

Mis à jour (Mercredi, 29 Avril 2020 09:13)