Extension du domaine du bénévolat

Cela a commencé, le 18 mars dernier, par un appel aux dons du CHU Saint-Pierre pour l'acquisition de respirateurs. Il s'agissait de sauver des vies, ce n'était pas le moment de discuter et moins encore de s'indigner; faire un virement semblait la seule réaction possible. Aussi les médias se faisaient-ils l'écho de cet appel au secours, sans la moindre analyse ni mise en contexte, peut-être pour ne pas décourager les bonnes volontés, ou peut-être aussi par aveuglement devant ce qui représente en réalité une honte pour un pays riche : la nécessité de faire appel à la générosité citoyenne pour sauver des vies, comme si ce n'était pas là la première tâche d'un Etat et la destination la plus évidente des impôts qu'il perçoit (en principe proportionnels aux moyens de chacun·e – en principe, car la réalité est fort différente, depuis l'ingéniérie fiscale accessible aux plus riches, particulier·es comme entreprises, jusqu'à la fraude organisée).

Il fallait vraiment quelques esprits tordus pour crier au scandale (visant l'Etat, pas les donateurs/trices ni l'hôpital qui faisaient ce qu'ils pouvaient avec les moyens du bord) et pour rappeler les quelque 5 milliards engagés par ce même Etat, avec ces mêmes impôts, pour le renouvellement de son aviation de combat. Le prix d'un seul de ces nouveaux coucous aurait suffi à financer des centaines de respirateurs. Aucun rapport entre santé et défense, fut-il répondu à ces constats. Quand on voit qu'on en est aujourd'hui à envoyer l'armée en renfort du personnel débordé des maisons de repos, on peut se dire que l'étanchéité entre les deux budgets n'est pas si évidente, et que le sacrifice de quelques avions de combat pour équiper des services de soins n'était peut-être pas une idée si absurde que ça...

 

« Do it yourself »...

Après les respirateurs, les masques : devant la pénurie (et face à des discours officiels incohérents sur la nécessité de le porter ou non), des dizaines de couturières (en écrasante majorité des femmes) ont ressorti leurs machines à coudre pour équiper leurs proches ainsi que des personnes en contact avec le public (autres que les soignant·es de première ligne, qui ont besoin d'un matériel plus professionnel). Des « tutos » ont fleuri sur internet, sur le modèle « Do it yourself » des sites de bricolage. D'individuelles et solidaires, ces intiatives ont été récupérées par des autorités publiques qui se sont mises à organiser la confection de masques, fournissant une partie du matériel mais réclamant un travail entièrement bénévole ! Des femmes (en écrasante majorité, rappelons-le) parfois précaires, parfois ayant perdu leur travail et devant vivre chichement d'allocations de chômage, ou encore n'ayant droit à rien, se sont vu priées de bosser avec des conditons dignes d'un règlement de travail – à la différence près qu'aucun salaire n'était prévu.

Après les masques, les blouses médicales : on a vu apparaître des appels tels que celui-ci.: "URGENT / Appel à volontaires - Fabrication de blouses médicales". On remarquera les injonctions, dont certaines sans doute justifiées par des considérations sanitaires, mais annoncées sur un ton tranchant : « aucun retard permis », « pas de sortie hors du bâtiment de 10h30 à 17h», et bien sûr, « pas de défraiment ». Par contre il faut un minimum de compétences, puisque « les volontaires devront être en mesure de travailler avec des machines à coudre industrielles », ce qui n'est pas rien.

 

... mais à vos frais !

Cette culture du bénévolat se répand si bien qu'on en arrive à ce que des couturières se ramassent des insultes quand elles prétendent faire payer le fruit de leur travail. On peut lire ainsi le témoignage d'Annabelle Locks qui fabrique des costumes pour le théâtre ou l'opéra et qui se retrouve sans revenu avec l'arrêt de toute vie culturelle. « Pour certains, la couture, c'est un hobby. Pour nous, c'est un métier. Avec la crise, nous avons perdu tous nos contrats de travail. Et cela jusque septembre ou octobre… au moins ». Matières premières, électricité, heures de travail.. tout cela a un coût. Et comme elle dit : « Si moi je vais chez mon boucher et que je lui demande de me donner trois steaks gratuits, il me dira non » !

Comme le relève Antoinette Brouyaux sur le site Association 21 : « Pourquoi notre société n’est-elle plus capable de rémunérer les couturières à la hauteur de cette fonction redevenue essentielle ? Il est temps de professionnaliser le mouvement. Pourquoi ne pas contraindre légalement toutes les entreprises de la grande distribution à rémunérer des couturières pour équiper leurs employé.e.s, de masques en tissu, répondant à certaines normes de qualité ? »

C'est que l'extension sans fin du domaine du bénévolat n'est pas sans dangers, ce que certain·es ont parfaitement compris, comme Marie-Eve qui écrit sur Facebook : « Voilà pourquoi bien qu’en ayant les capacités et les machines adéquates, je ne couds pas de masques. Je connais trop de couturières en difficulté et la moindre des décences serait que l’Etat les paye. Mais je vais de ce pas commander des masques, que je payerai ».

Car si on ne peut qu'applaudir toutes ces personnes qui mettent leurs compétences au service de leurs congénères, souvent pour compenser l'imprévoyance et la piètre gestion des autorités publiques, il n'est pas acceptable d'exiger que le travail bénévole devienne une sorte de nouvelle « norme ». Comme c'est déjà trop souvent le cas dans des associations qui pallient aussi les manquements de l'Etat en assumant un rôle de protection des populations vulnérables, sans avoir les moyens de se passer de « volontaires »; et comme l'est, encore et toujours, le travail de reproduction gratuit des femmes, l'une des plus grandes inégalités de genre et un point aveugle des politiques même les plus progressistes.

Mis à jour (Mercredi, 15 Avril 2020 10:52)