Soutenir ou dénoncer : et si on faisait les deux ?
Ce fut d'abord, le 18 mars, cet appel du CHU Saint-Pierre, repris par les médias : l'hôpital « lance un appel aux dons pour acheter des respirateurs ».
On peut comprendre, dans une Europe complètement dépassée par une pandémie longtemps sous-estimée (je reconnais que moi-même je n'y ai pas vraiment cru), un appel urgent pour éviter le pire. Mais enfin, la Belgique reste un pays riche, ou du moins qui abrite des citoyen·es riches et des entreprises prospères, et si l'Etat est nettement moins fringant, c'est parce que depuis des décennies, il a organisé lui-même son régime amincissant (diminution des « charges sociales », « économies » dans la Sécu, désinvestissement du « non marchand », organisation d'une ingéniérie fiscale et indulgence pour la fraude...)
L'appel a été largement répercuté dans les médias (on peut le comprendre aussi), mais sans la moindre contextualisation et moins encore de l'esprit critique (et on le comprend déjà moins). C'est sur les réseaux sociaux qu'on a trouvé des indignations parfaitement légitimes : quoi, la Belgique n'a pas les moyens, ou plutôt ne se donne pas les moyens d'acquérir du matériel de première nécessité, alors même, rappelaient certain·es, qu'elle est prête à investir des milliards dans l'achat de nouveaux avions de combat ? Des avions incapables d'abattre le moindre virus...
"Viva fort Life" permanent
Le débat était lancé, parfois virulent, entre celles et ceux qui s'indignaient et les autres qui choisissaient de faire un virement immédiat – comme s'il fallait vraiment choisir entre les deux.
Le 22 mars, rebelote : ce sont les hôpitaux des provinces de Namur et de Luxembourg qui lancent à leur tour un appel aux dons. Toujours pas de prise de distance dans les médias. On en arriverait à une sorte de « Viva for Life » permanent (au sens littéral, car il s'agit bien de sauver des vies).
Cela fait pourtant des mois et des années que le secteur de la santé tire la langue et alerte contre le sous-financement, dénonçant les restrictions budgétaires accompagnées d'un discours culpabilisant sur les « coûts » : il y aurait « trop » d'étudiant·es en médecin, « trop » de lits d'hôpitaux, pour des séjours « trop » longs... Voir par exemple le collectif La santé en lutte, qui réclame « plus d'effectifs, plus de salaires, plus d'humanité ». On savait déjà que nos gouvernernements avaient une calculette à la place du coeur; on constate que cette calculette remplace aussi le cerveau, avec des conséquences dramatiques.
Le courage du personnel de santé est reconnu par un nombre croissantce citoyen·nes qui, tous les soirs à 20h, expriment leur reconnaissance en ouvrant les fenêtres de leus appartements confinés pour applaudir longuement, en n'oubliant pas tou·es ces autres sans qui nos vies deviendraient infernales: travailleur·ses du secteur de l'alimentation, de la livraison, du nettoyage, des services à domicile, du ramassage des poubelles...
Une iniative qui pouvait sembler faire l'unanimité, et puis on a découvert ce cri de colère d'un urgentiste liégeois : « Une bonne partie des gens qui applaudissent, votent chaque année pour les connards qui diminuent les budgets, font des hashtags #keepsophie en oubliant qu'elle a été ministre du Budget d'un gouvernement qui a retiré plusieurs milliards d'euros dans les soins de santé. (...) La prochaine fois que vous voyez des manifestations pour refinancer les soins de santé, soutenez-nous ». Et à nouveau apparaît le clivage entre celles et ceux qui trouvent cette action trop hypocrite pour y partciper et d'autres qui pensent qu'il faut applaudir et que pour le reste, « on verra plus tard ».
Aider à "tenir"
C'est peut-être une question d'âge, une dernière flamme de sagesse avant que commence la confusion... Ou peut-être que simplement je ramollis. En tout cas, de plus en plus souvent, j'ai envie de remplacer le « ou... ou.. » par le « et... et... », même si ce n'est pas toujours confortable.
Ainsi je ne crois pas qu'il faut remettre réflexions, analyses et indignations à un « plus tard » hypothétique, parce qu'il faudrait avant tout, ou même seulement parer au plus pressé. « Plus tard », il y a bien plus de (mal)chances de voir les gens se précipiter dans les cafés, les magasins ou enocre sur les plages, que s'asseoir pour réfléchir ou descendre dans la rue pour manifester. Non, c'est maintenant, dans le feu de l'action (ou parfois de l'inaction des autorités) qu'il faut faire entendre haut et fort les voix dissidentes : les politiques d'austérité sont non seulement injustes mais aussi irresponsables, et il n'est pas question d'y retourner lorsque l'alerte sera passée.
Mais cela n'empêche pas, dans le même temps, d'aider quand on peut, comme on peut, de là où on se trouve, avec les moyens qu'on a. On peut hurler contre la nécessité d'en appeler à la « générosité » citoyenne pour acheter du matériel de première nécessité, tout en participant à la collecte. On peut se préparer à rejoindre le personnel de santé dans les luttes à venir, mobiliser les personnes autour de soi, puiser dans les appaludissements de l'énergie pour la colère, et être tout de même sur son balcon ou à sa fenêtre soir après soir.
Parce que cette brève reconnaissance, certain·es membres du personnel de santé témoignent que ça les aide à tenir. Mais aussi parce que ce moment de partage, avec des voisin·es connu·es ou non, après une journée de confinement, parfois dans la solitude, parfois dans les cris et les disputes, nous aide à tenir, nous aussi.
PS : En ces temps de confinement, des acteurs·trices de la culture, de la formation ou du sport, de simples citoyen·nes qui ont quelque chose à partager ou même des entreprises commerciales mettent gratuitement à disposition leurs catalogues et/ou compétences. Il suffit de chercher un peu sur le net selon ses propres intérêts.
Mais il y a quelque chose de gênant dans ces gestes de solidarité, c'est le discours qui les accompagne : il s'agirait de « s'occuper », de « passer le temps ». A quoi il faut quand même rappeler que d'une part, la culture, l'éducation intellectuelle et physique ne sont pas un « passe-temps » mais une part importante de notre humanité ; et que d'autre part, tout le monde n'a pas du « temps à passer »: entre (télé)travail, prise en charge des enfants et/ou de personnes dépendantes, courses aussi indispensables que compliquées, entretien du quotidien... beaucoup d'entre nous sont plus près du risque de burn out que d'une impression de vacances ou d'ennui à meubler.
Mis à jour (Dimanche, 22 Mars 2020 11:11)