La Pride, et après ?
Succès de foule indiscutable : ils, elles et « iels » étaient en nombre dans les rues de Bruxelles pour la Pride 2018 (1). Bien plus en nombre que les récents rassemblements de soutien aux migrant.es, plus même que les manifestant.es que les syndicats ont pu mobiliser pour la défense des pensions. Le mélange de Techno Parade, de Love Parade, de campagne électorale et de publicités commerciales, dans une ambiance de fête, voilà qui ratisse large.
Ce 19 mai, les rues de Bruxelles étaient donc aux couleurs de l'arc-en-ciel. Mais pour certain.es, quoique fort minoritaires, il s'agissait de couleurs particulières : vert de rage, rouge de colère, jaune comme ce rire qui vient en voyant passer certain.es individus et rganisations... (2)
Le char de la discorde
Dès le départ, le rassemblement derrière des barrières bien gardées avait de quoi rebuter. Question de sécurité, paraît-il... mais un terroriste potentiel pouvait faire des ravages à n'importe quel autre moment du cortège ; là on ne protègeait que les orateurs et oratrices. Au-delà de cette limite, votre liberté n'est plus valable. Pour retrouver la fierté, suivez les flèches...
Enfin, le cortège s'est mis en marche. On pouvait voir passer des groupes, des couples, des solitaires, des sobres et des déguisé.es, des rigolos et des effrayé.es qui participent pour la première fois, des associatifs et des commerciaux, des corps de métiers (marrante, la locomotive « Trainbow »), des syndicaux (tiens, pas de char de la FEB en revanche ?) et des politiques.... Il y avait même des demandeur.ses d'asile en tête du cortège, ce que les médias ont peu montré.
Ah, mais voilà le char de la discorde : celui de la N-VA.
Pas très fourni (une dizaine de personnes), mais assez pour provoquer quelques doigts d'honneur et huées au passage. Sur le camion, cette inscription : « jezelf kunnen zijn, in alle vrijheid en veiligheid » (« pourvoir être soi, en toute liberté et sécurité ») : comme aurait tant aimé le dire la petite Mawda, tuée d'une balle « perdue » de la police de Jambon/Francken... Mais au pays de la N-VA, la « liberté « et la « sécurité » ne sont pas pour tout le monde (3).
Pas très loin derrière – à peine deux chars de distance – quelques contestataires proclamaient « this pride is not our pride », « Queers supports the refugees with love », ou encore « Police, extrême-droite, racistes et politicards, hors de nos luttes ». Plus tard, quelques militant.es s'attaqueront plus directement au char de la N-VA et se retrouveront au poste. L'histoire ne dit pas si ce sont les Rainbow Cops qui se sont chargés des arrestations administratives.
Ah, les Rainbow Cops, autre pomme de discorde ! Comme association membre de la RainbowHouse, leur place dans le défilé était indiscutable. La RH fait d'ailleurs un travail de fond avec la police, pour garantir aux LGBTQI+ un meilleur accueil dans les commissariats. Il reste un malaise pourtant. Car comment savoir si ces sympathiques gardien.nes d'un l'ordre de plus en plus répressif ne sont pas les mêmes qui, demain, vont "nettoyer" le parc Maximilien et la Gare du Nord, ou tirer sur des camionnettes de migrant.es ? (4)
Une Pride Alternative ?
En 2014 déjà (tiens, tiens, une année d'élections, déjà...), une série d'organisations s'étaient élevées contre la présence envahissante de la N-VA, et plus largement contre une récupération politique allant de pair (paradoxalement) avec une dépolitisation du mouvement LGBTQI+, liée à une commercialisation croissante de la Pride, en se regroupant en une L'APA Belgium (pour Alternatieve Pride Alternative) : « Nous, associations LGBTQI, féministes, anti-racistes, anti-capitalistes, body-positive, handies, et militantes pour les droits humains, nous ne nous retrouvons plus dans cette célébration qu’est devenue « The Pride ». Parce que « célébration » rime avec « modération » ; parce que « lutte pour l’égalité » et « attraction commerciale » ne font pas forcément bon ménage ; parce que ce qui s’est gagné peut rapidement se perdre ; parce que pendant que nous ferons la fête ce 17 mai 2014 d’autres souffriront injustement (...) Parce que dépolitiser le débat, tel que le fait « The Pride » aujourd’hui, c’est aussi refuser d’envisager une plus grande solidarité entre les minorités contre les différents systèmes d’oppression qui sont interconnectés… »
Comme on dit, voilà une colère qui n'a pas pris une seule ride...
Cette année, pas d'APA, mais des groupes contestataires quelque peu perdus dans la foule. Pourtant, le contexte politique est encore plus lourd qu'il y a quatre ans : il y a quelques jours, une petite fille kurde de 2 ans est morte au cours d'une chasse de la police de Francken/Jambon contre une camionnette de migrants. L'enquête est en cours, mais après divers mensonges, il semble qu'elle ait été tuée par une balle « perdue » qui pourrait bien provenir de l'arme d'un policier (5).
Autre contexte, la secrétaire d'Etat à l'Egalité des chances, Zuhal Demir (N-VA) sort un plan aussitôt contesté dans une tribune signée en quelques jours par une centaine d'académiques et de militant.es, dénonçant ses relents sécuritaires, racistes et sans la moindre perspective de genre, mais aussi l'accumulation de mesures (115!) sans tenir compte ni de l'apport d'études scientifiques, ni du travail des associations de terrain.
Dans le bref communiqué annonçant le plan, la N-VA arrive même à placer la population qui à ses yeux fait le plus problème, à savoir les « jeunes musulmans ». Toutes les études montrent que l'homo/transphobie est plus forte chez les hommes que chez les femmes, et chez les personnes de droite que chez celles de gauche, mais ces « cibles »-là sont étrangement oubliées par le plan...
Un "bilan particulièrement sombre"
L'an dernier, le thème de la Pride étaient, précisément, ces "autres" toujours louches, avec pour mot d'ordre "Crossing borders". Les partis politiques étaient déjà très présents dans le cortège, mais qu'ont-ils entendu ? Sur les suites données aux revendications, la RainbowHouse elle-même fait d'ailleurs un constat impitoyable :
« Nous demandons un travail d’inclusion au bénéfice de toutes les personnes demandeuses d’asile et réfugiées. Sur ce point, le bilan que nous dressons est particulièrement sombre. Nous sommes en colère.
Comment garantir le respect de tous.te.s, si les droits fondamentaux des réfugié.e.s en général (unité familiale, titre de séjour valide, accès à l’emploi, à l’éducation, à la reconnaissance des qualifications, à la protection sociale et à la santé, au logement, etc.) sont bafoués ? Comment organiser de bons rapports entre les nouveaux arrivants et le reste de la société, si les lois anti-discrimination ne sont pas appliquées, et si les discours racistes, xénophobes, homophobes et transphobes se multiplient ?
Surtout, comment espérer des efforts sincères quand le Secrétaire d’État en charge de l’asile et de la migration lui-même tient des propos outrancièrement xénophobes ? Quand le gouvernement assume des décisions meurtrières d’expulsion du territoire ? Quand toute une partie de la classe politique oppose régulièrement les personnes stigmatisées sur la base de l’origine ethnique ou nationale ou des convictions religieuses, et les personnes stigmatisées sur la base du genre, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, ce qui revient à nier de fait l’existence et l’expérience des personnes LGBTQI+ racisé.e.s ? »
Mais c'est pour conclure, avec une sorte de naïveté désarmante après un diagnostic rigoureux :
« Nous leur demandons, d’urgence, de prendre au sérieux la Pride et de faire honneur à leurs propres engagements ! »
Ce qui permet à tou.tes les auteur.es de ce « bilan particulièrement sombre » de parader dans le défilé, et aux organisateurs/trices de l'événement (à ne pas confondre avec la RainbowHouse) de condamner l'action des contestataires parce qu'à la Pride, « tout le monde est le bienvenu ». Tout le monde, vraiment ?
Et pour l'année prochaine ?
Et donc, en ce qui me concerne, le temps de faire quelques photos, je n'ai eu qu'une envie, fuir cette « fête » et la dénoncer avec mes moyens à moi, qui ne sont faits que de mots (6). Et puis soudain, un peu à l'écart, alors que je partais, j'ai aperçu deux très jeunes garçons qui se tenaient par la main et se souriaient. Alors j'ai repensé à ce qu'on était à leur âge, comment on se cachait, même parfois de soi, et combien on aurait voulu se sentir inclus.e dans cette foule, ou juste dans un groupe, une sorte de famille recomposée.
Alors j'ai ravalé ma colère en me disant que, pour que le combat politique, on pouvait bien attendre demain. Mais pas trop longtemps quand même. Pourquoi ne pas préparer une autre APA pour l'année prochaine, dans ou hors de la Pride officielle? Pour certain.es, cela demanderait de renoncer à leur goût du consensus et à d'autres, de faire des compromis sur leur radicalité, mais il me semble que la visibilité et l'efficacité sont à ce prix.
(1) ex Gay Pride, ex Lesbian and Gay Pride, ex Belgian Pride, et future pré-électorale Pride en 2019 ? C'était déjà le cas cette année, les quelques revendications étant axées sur les pouvoirs communaux.
(2) La palme du déguisement le plus osé allant sans doute au premier ministre Charles Michel, et sa casquette « Future is feminist ». Charles Michel avait déjà raté une occasion de se taire en se réjouissant que la Belgique soit 2e au classement des pays les plus « gay friendly » grâce à son gouvernement, alors même que son parti a voté majoritairement (8 contre 6) contre la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe et que 18 députés MR, dont lui-même, se sont opposés à l'adoption par des couples homos.
(3) Sur les positions "gay-de-chez-nous-friendly et encore" de la N-VA, pour rappel, cet extrait de l'Echo : « Le plus gros dérapage est sans doute à attribuer au parlementaire flamand. Karl Vanlouwe dit tout le mal qu'il pense du mariage homosexuel et se dit candidat pour le "prix de l'homophobie". Theo Francken est plus modéré. Ce qui ne l'empêche pas de flirter avec les limites lorsqu'il s'essaie à analyser pourquoi les homosexuels sont traités de manière plus agressive à Bruxelles. "Cela n'a rien à voir avec nous, écrit-il alors, mais tout avec le nombre élevé d'islamistes et de petits cons marocains." "Petits cons marocains", étant la traduction libre de l'original: "kutmarokkaantjes". Ironie toujours, quand il continue, se demandant quelle pourrait bien être la prochaine revendication du mouvement homosexuel. "Tous les musulmans en dehors de Bruxelles? Ce serait amusant ;-)"
(4) Je sais que d'autres s'en indigneront, "fuiteront" des infos vers des associations d'aide aux migrants ou même, qui sait, refuseront des ordres ignobles, mais rien ne dit que ceux/celles-là se recoupent avec les Rainbow.
(5) En ce 21 mai, en attendant les résultats de l'"enquête indépendante" promise par Charles Michel, j'écris encore prudemment au condtionnel.
(6) D'autres ont été plus courageux.ses, leur version des événements est à lire ici : https://www.komitid.fr/2018/05/20/arrestations-violences-policieres-belgian-pride-bruxelles-temoignages/
Mis à jour (Lundi, 21 Mai 2018 10:18)