Serrage de main, foutage de gueule
Il était une fois un petit pays où l'égalité entre femmes et hommes était scrupuleusement respectée : aucun écart de salaire n'était toléré, le nombre de femmes tuées par leur (ex)compagnon avait drastiquement baissé, grâce à une politique proactive, la représentation des femmes en politique, dans les médias, aux postes de décision économique, était quasi paritaire, sans qu'on n'ait même besoin de quotas pour l'imposer, et même les tâches domestiques et de prise en charge des personnes dépendantes étaient également réparties...
Et voilà que dans ce (quasi) paradis, une bombe éclate : un candidat juif orthodoxe aux élections communales se révèle être non seulement juif, mais aussi orthodoxe, et comme tel, suivre les prescriptions plus ou moins officielles de sa religion. Scandale ! Indignation ! Des années et des siècles de combat, si largement partagé, revendiqué de gauche à droite en passant par l'extrême-centre, disparaissent dans les brumes funestes d'une main tendue ne recevant pas le moindre doigt en retour, même pas un doigt d'honneur : un seul geste vous manque, et tout est dépeuplé !
Tentations hétérosexuelles
Si vous avez suivi l'actualité belge, et plus précisément flamande, de la dernière semaine, vous aurez reconnu la situation décrite plus haut. A quelques détails près : cette égalité qu'un simple (non) geste pourrait mettre à mal, elle n'existe tout simplement pas. Et toute la focalisation sur le refus de serrer une main soupçonnée d'appartenir à l'autre sexe et d'induire d'impures tentations hétérosexuelles mériterait juste un gros éclat de rire.
Car finalement non, il n'y aura pas de juif orthodoxe sur la liste CD&V aux prochaines communales à Anvers. Le parti de Kris Peeters s'est ridiculisé en tentant le « débauchage » (le terme vaut son pesant de pensées impures) d'Aaron Berger, puis en le poussant à se désister non pas (du moins officiellement) pour ses positions réactionnaires en matière de mixité scolaire, d'avortement ou de mariage pour les personnes de même sexe, ni même pour avoir échappé de justesse à une condamnation pour escroquerie, mais juste parce que, malgré l'autorisation concédée par un rabbin, il s'obstine à refuser de serrer la main d'une femme autre que la sienne. Comme il est père de 9 enfants, on peut supposer qu'il ne se contente pas de lui serrer la main, mais ça ne regarde qu'eux deux.
A noter que le journal juif anversois Joods actueel s'est moqué de la « découverte » du CD&V, en lui suggérant de retirer de ses listes, en tant que défenseur intransigeant de l'égalité entre femmes et hommes, tous les candidats catholiques, tant que les femmes n'auront pas accès à la prêtrise...
Donc, exit Aaron Berger, et cette affaire de « serrage de main » a provoqué des débats assez incroyables en Flandre. « Incroyables » parce que ce sujet semble effacer toutes ses autres casseroles, incroyables parce qu'il a occupé trois soirs de suite la par ailleurs excellente émission d'information de la télé flamande, Terzake, sans compter les innombrables articles de presse, avant de déborder côté francophone dans un débat tout aussi « manuel » le dimanche midi sur RTL. Manque de respect, rejet de l'égalité, ou encore « Recul des droits des femmes » (Zuhal Demir)... La situation était apparemment grave. Bizarrement, je n'ai guère entendu une analyse aussi fouillée de ce que signifiait le refus des femmes de la même communauté (comme de certaines autres) de serrer la main d'un homme. Manque de respect ? Recul des droits humains ? Preuve d'intolérable soumission ? Ou les femmes, elles aussi, auraient des « tentations » ? Non, je ne peux pas le croire.
Bref, quand vous annoncerez à votre future employée qu'elle aura un salaire inférieur à celui de son collègue masculin, n'oubliez surtout pas de lui serrer la main : histoire de montrer votre attachement à l'égalité entre hommes et femmes.
Critère d'intégration
Ce n'est certes pas la première fois que la « poignée de main intersexe », comme le disait comiquement Christophe Deborsu, devient un critère d'intégration, et donc de pleine citoyenneté. En 2013, à la commune d'Ixelles, un employé a été sanctionné de cinq jours de retenue de salaire pour avoir refusé de serrer la main de son échevine. A la ville de Bruxelles, huit mariages ont déjà été bloqués parce que la future épouse refusait de serrer la main de l'échevin de l'Etat civil Alain Courtois. En France, récemment, une femme s'est vu retirer la nationalité française pour avoir « refusé de serrer la main du secrétaire général de la préfecture ainsi que celle d'un élu d'une commune du département qui étaient venus l'accueillir ; qu'elle a, par la suite, indiqué que ce refus était motivé par ses convictions religieuses ; que, dans ces circonstances, le Premier ministre s'est opposé à l'acquisition de la nationalité française par un décret du 20 avril 2017, au motif que le comportement de l'intéressée empêchait qu'elle puisse être regardée comme assimilée à la communauté française ».
Pour nous amuser, allons donc faire un tour sur le net, plein de ressources insoupçonnées. Ainsi, on peut découvrir dans la Libre cet article au titre intrigant : « Pour dire bonjour, évitez de serrer la main ». Injonction religieuse ? Pas du tout : « Une équipe de recherche médicale de West Virginia University affirme dans The Journal of Hospital Infection que “jusqu’à 80% des individus conservent, après s’être lavés les mains, sur leurs doigts et dans la paume des bactéries susceptibles de transmettre des maladies”. Pour eux, il faut donc cesser de se serrer les mains ».
La poignée de mains n'est jamais qu'une coutume, parmi beaucoup d'autres (s'incliner, échanger des regards, voir se frotter nez à nez...), venue d'un temps lointain où tendre la main droite indiquait à l'autre qu'on ne portait pas d'arme (pour le coup, les gauchers étaient avantagés). Aujourd'hui, c'est un geste qui peut encore signifier un tas de choses, l'amitié comme la domination – on se souviendra du « combat de poignées de mains » entre Trump et Macron. Si vous voulez vraiment que la vôtre soit parfaite (histoire de figurer sur la liste du CD&V, qui sait), exercez-vous à respecter ces quelques règles, également découvertes lors de ma navigation de hasard : « la main à mi-chemin entre vous et l’autre personne, une paume douce et sèche, une pression ferme, (mais pas trop), trois mouvements d’une vigueur moyenne et d’une durée inférieure à deux ou trois secondes, le tout accompagné d’un regard et d’un sourire ».
Tout cela serait simplement risible si l'on n'avait pas, une fois de plus, instrumentalisé les droits des femmes et noyé les revendications d'égalité pour glorifier « nos » valeurs et rejeter les « autres ». Et si cette farce ne servait pas, finalement, à renforcer la position à Anvers de Bart De Wever, qui pouvait déjà s'amuser des ennuis judiciaires du responsable local du SP.a, Tom Meeuws, ennuis qui ont sabordé le projet d'une liste commune avec Groen. De Wever peut ainsi espérer retrouver son poste de bourgmestre les doigts dans le nez – dans son propre nez, en tout cas, car on ignore si ses convictions lui permettent ou non de les fourrer aussi dans celui des autres.
PS : Et déjà un nouveau scandale pointe à l'horizon : toujours à Anvers, il existerait un accord entre la communauté hassidique et les publicitaires pour bannir des affiches pour de la lingerie des quartiers orthodoxes. Mais que font nos responnsables devant ce nouveau recul des droits des femmes et d'atteinte à nos valeurs (monétaires)... ?
Mis à jour (Lundi, 23 Avril 2018 17:50)