Avocats de "diables"
En demandant l'acquittement pour Salah Abdeslam pour « vice de forme », son avocat Sven Mary pouvait espérer devenir l'homme le plus haï de France et de Belgique, et même au-delà. Mais voilà qu'apparaît sur le devant de la scène un concurrent sérieux, en la personne de Bruno Dayez, l'avocat qui ose demander la libération d'un autre « diable », dans un livre au titre provo-évocateur : « « Pourquoi libérer Dutroux ? ».
Les deux sont accusés de vouloir faire les malins pour attirer sur eux les feux de la gloire, à défaut de ceux de l'amour. Soit. Peut-être que certains ne rêvent que de se faire détester, insulter, menacer, eux et leurs proches. Il y a peut-être un plaisir mauvais à se sentir « le meilleur », seul contre tous. Mais quelles que soient leurs intentions et même, quoi que l'on pense sur le fond de leurs arguments, ils posent de vraies questions : l'un sur les limites de cet « Etat de droit » qu'on invoque tant quand il nous protège (mais moins quand il nous entrave), l'autre sur le sens de la « peine », de l'enfermement, de la mise au ban définitive de la société.
C'est sûr que moi non plus, quand j'écoute mes tripes, je n'ai aucune envie d'imaginer Abdeslam et Dutroux libres – à moins de les mettre face à face en espérant qu'ils s'entretuent. Et moi aussi j'ai ressenti un haut-le-coeur en entendant Bruno Dayez dénoncer les « conditions épouvantables, inimaginables, apocalyptiques » dans lesquelles on laisserait « pourrir » son client. Il suffit de repenser aux conditions dans lesquelles lui-même a laissé « pourrir » ses victimes avant de les tuer, sort auquel lui-même échappera - et c'est heureux.
Pas question de s'apitoyer donc. Mais est-il bien question de cela : s'apitoyer ? D'aucun.e.s reprochent à Bruno Dayez d'avoir choisi le « mauvais exemple » en appui de son plaidoyer pour donner un sens, une « humanité » à la prison. Il ne manque pas de détenu.e.s qui « mériteraient » une seconde chance, ou parfois même une troisième, une dixième... mais pas lui. Pas Dutroux. On peut penser, au contraire, qu'on ne dénoncera jamais aussi fortement l'absurdité de la prison à terme indéfini et sans espoir de sortie qu'en se penchant sur le sort de ses pires « locataires ». Les plaidoyers contre la peine de mort sont bien plus puissants quand ils proclament le droit à la vie d'un tueur d'enfant – comme l'a fait Robert Badinter en sauvant la tête de Patrick Henry, avant d'abolir la peine capitale en France – qu'en prenant pour exemple l'innocent injustement condamné. Quel « pire « exemple qu'Abdeslam pour évoquer une « procédure » qui doit soit protéger tout le monde, soit personne et donc être contournée – à nos risques et périls ? Quel « pire » exemple que Dutroux pour dénoncer un emprisonnement qui n'est, surtout dans son état actuel, qu'un long tunnel sans la moindre lueur au bout, du temps pour rien – alors même que l'on sait combien l'inhumanité de la prison, son inutilité, sont des facteurs de récidive, à moins de prôner l'enfermement de tous les criminels à vie ?
Alors, il faut bien entendu entendre les victimes et leurs proches, leur colère, leur douleur, et on n'a pas à « pardonner » à leur place (1). Si l'on touche à un cheveu de quelqu'un que j'aime (2), j'aurais peut-être envie, moi aussi, d'arracher les yeux des responsables et de les voir se balancer au bout d'une corde. Mais en même temps, je voudrais qu'on m'en empêche et qu'on traite l'ennemi avec une certaine dignité, aussi cruel ou même « injuste » que cela puisse m'apparaître.
Personnellement, je ne crois pas un instant que Dutroux sortira un jour de prison. Mais je ne pense pas pour autant que le combat mené par Bruno Dayez soit « honteux ». Il pose de vraies questions à la justice, à la société. Après on peut en poser bien d'autres : la justice est-elle juste ? Qui « punit »-elle, qui laisse-t-elle échapper ? Au nom de quelles « valeurs » juge-t-elle ? Qui a vraiment la possibilité de se défendre, et à quel prix ? Quelles alternatives pour prévenir les violences, si l'on ne croit pas à l'exemplarité ni même au sens de la pure répression ? Des questions difficiles mais indispensables.
(1) Autant la démarche de Bruno Dayez me paraît digne, malgré ce que je considère comme des excès de langage, autant j'ai été choquée par les déclarations de Christian Panier (pour qui j'ai par ailleurs la plus grande estime) sur le « pardon » qu'il accorderait à la place des parents, les invitant à faire de même.
(2) On peut me rétorquer que je n'ai jamais eu affaire à une telle situation et que ma réaction est donc purement virtuelle. Mais je pense pouvoir avoir une petite idée de ce que peuvent être la haine et le désir de vengeance par mon histoire, portant l'héritage de deux familles décimées par les nazis, même si forcément, je n'ai pas connu ces innombrables oncles, tantes, cousin.e.s, grands-parents ou demie-soeur disparu.e.s
Le 3 mars prochain l'asbl Garance organise un colloque sur le thème « Femmes, Justice, Répression » qui abordera ces questions par un autre biais, et à partir d'exemples moins polémiques. Infos et inscriptions : http://www.garance.be/spip.php?article1173
Mis à jour (Jeudi, 15 Février 2018 10:34)