Nos indifférences
Bruxelles, Théâtre National, 11 février 2017
Lorsque le noir se fait, il faut quelques secondes aux spectateurs, quelques secondes de silence et d'obscurité, avant que les applaudissements n'éclatent.
C'est la dernière représentation, beaucoup sont venus là avec l'enthousiasme déjà bien affûté, après avoir lu les critiques, écouté des interviews ou simplement poussés par des injonctions amicales, vas-y, il ne faut pas rater ça, si tu ne dois voir qu'un seul spectacle cette saison, c'est celui-là.
Les ami/e/s et les critiques avaient raison : un texte très fort, dans sa forme circulaire, drôle et glaçant, où il est question d'un clochard dormant sur un carton sur le parking d'un supermarché, de manutentionnaires africains en grève, d'une vieille très cultivée et d'une voisine à l'esprit embrouillé, d'une prostituée qui applique la gratuité un jour par mois, comme dans les musées. Le comédien habite ses mots, soutenu par un accordéon parfois plaintif, et à d'autres moments plein de colère.
C'est aussi une histoire de solidarité et d'indifférence, la solidarité l'emportant tout de même en fin de harangue.La salle applaudit, debout.
Puis on remet son manteau et l'on sort dans la rue glaciale.
Lui, je l'avais déjà remarqué en arrivant. Il est assis par terre, à quelques mètres de l'entrée du théâtre, emmitouflé dans une couverture, blotti dans une de ces tentes que l'on peut voir sur les plages, en été, pour se protéger du vent. Il dit bonsoir aux passant/e/s, il sourit vaguement, ou bien c'est une grimace ; les trottoirs sont larges à cet endroit, il n'encombre pas.
Les gens sortent du théâtre, il est environ dix heures du soir. La plupart passeront forcément à sa hauteur, pour retrouver leur voiture ou prendre le métro. La plupart passeront, forcément - sans le voir. Je m'arrête un moment pour les observer : rares sont ceux qui s'arrêtent. La plupart passent en discutant du choix du restaurant ou en échangeant des commentaires sur la pièce. J'imagine ce dialogue, « Moi, cette histoire de clochard, ça m'a bouleversé ! - Oui, je crois que ça tournera longtemps dans ma tête ». Mais la tête, il ou elle ne la tourne pas pour regarder, au moins regarder l'homme assis par terre, dans sa tente dérisoire avec son sourire dérisoire.
Je pense à ce passage, de mémoire : la différence entre toi et un clochard, c'est le contenu du gobelet, selon que ce soit du peket ou des pièces de monnaie...
En postface :
Pendant que j'étais au théâtre, à peu de distance de là, des femmes en colère réclamaient le droit de se promener la nuit dans la ville sans être harcelées. Elles n'avaient pas demandé la permission : pardon, monsieur Patriarcat, est-ce qu'on a le droit de marcher pour réclamer le droit de marcher... ? Ou encore : "Vous permettez, Monsieur, que j'emprunte votre ville...?" Alors, la police leur est tombée dessus. « Une manifestation féministe dégénère », titre la presse. C'était plutôt la police qui dégénérait, et c'est toute notre société qui dégénère, en fait. Et je ne me mets pas en dehors ou au-dessus du constat. Mon alibi d'indifférence - « j'étais au théâtre, madame la juge » - ne tient pas la route.
"Laïka", d'Ascanio Celestini, par David Murgia (et pardon pour l'accordéoniste dont je ne retrouve pas le nom dans les programmes...)
Mis à jour (Dimanche, 12 Février 2017 10:18)