Ma vie de chats
1.
Quand j'étais enfant, je n'aimais pas les chats. J'étais pétrie de ces idées toutes faites : ils étaient félons, pas fiables ni affectueux. Or justement, j'avais besoin d'affection et de confiance, que je trouvais si peu chez les humains. J'avais besoin qu'on me regarde sans jugement, sans exigences, sans chercher à comprendre mes bizarreries. J'avais donc besoin d'un chien.
Mes parents m'avaient promis d'en prendre un – oh, un tout petit, aux dimensions de l'appartement dans lequel nous vivions. Ils m'avaient donc fixé un objectif de résultats scolaires – un objectif très élevé, j'étais déjà bonne élève. J'ai atteint l'objectif, mais je n'ai pas eu de chien. Dans un appartement, tu comprends... Non, je ne comprenais pas, c'est une des pires trahisons que j'aie jamais vécues. Avec un chien, ma vie en aurait peut-être été changée, mais allez savoir.
(Bien plus tard, une de mes amies m'a raconté comment son père était rentré un soir avec un gros paquet, que la famille a déballé fiévreusement : il contenait une télé. Tout le monde était excité mais elle, elle a fondu en larmes : elle espérait un chien).
Si j'avais aimé les chats, ou simplement connu les chats, j'aurais peut-être pu en obtenir un. Un chat, en appartement, ce n'est pas aussi encombrant. Il ne faut pas le sortir. Il se contente d'un bac. En plus, il est auto-nettoyant. Mais je ne connaissais pas les chats, je m'en méfiais. J'aurais peut-être pu négocier un hamster, ou un cobaye, ou un poisson rouge – mais est-ce que ça peut se prendre dans les bras, un poisson rouge ? Est-ce qu'on peut lui parler à l'oreille... ?
2.
J'étais une enfant puis une jeune fille extrêmement solitaire. Mes parents m'aimaient, c'est sûr, à leur façon angoissée, exigeante, et c'était un sacré poids (et même un poids sacré, en quelque sorte). Ils avaient survécu à la pire catastrophe du XXe siècle, ma mère y avait perdu toute sa famille proche – père soeur, mari – mon père a perdu sa première femme et une petite fille de quelques mois. Mariette, ma demi-soeur. A l'époque, il ne l'évoquait jamais quand il parlait de sa vie dans les camps. Il ne m'en a parlé que beaucoup, beaucoup plus tard. Quand j'aimais déjà les chats.
Comme je n'ai pas eu de chien, le premier être vivant à qui j'ai vraiment parlé (hors psys, c'est une autre histoire) fut une personne humaine, à savoir ma prof de français. J'étais dans une école néerlandophone, je n'avais donc aucun problème dans ce cours et je faisais de la provoc – elle m'a même une fois mise à la porte de la classe parce que je me foutais carrément de sa tête. Mais elle a aussi senti mon malaise. J'ai pris l'habitude d'aller manger un bout chez elle et même parfois, d'aller sonner à la porte quand j'avais claqué celle de chez mes parents.
(Je me souviens d'une fois où ma mère m'expliquait qu'elle n'avait rien contre les mariages mixtes – j'avais dû ramener à la maison quelque « goy », noir de surcroît, un des admirateurs de mes poèmes parus dans le Soir... Mais que tout de même, si je me disputais un jour avec un mari non juif, il finirait sûrement par me traiter de « sale juive ». Je lui ai répondu que j'épouserais un Noir, comme ça, lors de notre dispute, je pourrais lui répondre par un cinglant « sale nègre ». Je précise qu'à l'époque il n'était pas question que j'épouse qui que ce soit, et sûrement pas un homme – j'aurais pu ajouter : pas de risque de mariage « mixte », donc ! Mais je n'avais pas encore ce sens de l'à-propos, juste une immense colère. Et vlan ! La porte, et j'ai rageusement traversé le parc pour aller sonner chez la seule personne capable de me comprendre – croyais-je....)
Ma prof, justement, avait un chat (elle avait aussi un mari particulièrement désagréable, mais heureusement, je le voyais moins souvent que le chat). Elle m'a expliqué que tout ce qu'on racontait sur les chats, ce n'était que de la méconnaissance, des préjugés (comme sur les juifs...?) Donc je caressais le chat en l'écoutant, elle, et c'est comme ça que tout a commencé.
L'année où je suis étudier à Bruxelles, j'ai appris (par quelqu'un d'autre) qu'elle s'apprêtait à faire son « alyah », c'est-à-dire vivre en Israël. Ce fut la deuxième grosse trahison de ma vie. Je ne sais pas ce qu'est devenu le chat. Elle, je l'ai retrouvée récemment, je lui ai envoyé un mail, elle a répondu mais elle n'avait pas l'air de vouloir garder le contact. Je n'ai pas insisté. Je n'ai pas l'habitude de m'accrocher.
Mis à jour (Jeudi, 31 Décembre 2015 11:28)