"L'Europe vue d'en bas" - de très bas

Peut-être est-ce mon manque d'humour – caractéristique bien connue de féministes comme moi... - mais l'oeuvre de Sébastien Laurent qui soulève actuellement la polémique, cette fameuse carte de l' « Europe vue d'en bas », ne me fait vraiment pas rire. A commencer par l'accumulation de termes dont le seul voisinage suffit à me donner la nausée, les « fours à Juifs » ou les « enculeurs de chèvres », la « lapidation » et « l'excision » présentés en parallèle avec côtoyant des spécialités culinaires ou des styles musicaux...

Si ne s'agissait que d'une oeuvre d'art, je n'en parlerais pas – je n'en aurais d'ailleurs pas entendu parler, et s'il le fallait je la défendrais, car je suis une farouche partisane de la liberté artistique, y compris quand elle heurte mes goûts ou mes convictions. Mais que cette carte puisse servir en classe pour « déconstruire les stéréotypes » des élèves (les profs n'en ayant pas, probablement), là les bras m'en tombent (et donc mes doigts sur mon clavier).

Des stéréotypes, ce n'est effectivement pas ce qui manque sur cette carte, mais pas forcément ceux que l'on croit : assez représentatifs, en fait, des stéréotypes d'un petit-bourgeois belgo-belge qui ne lirait que la Dernière Heure et ne regarderait que RTL. Qui trouverait aussi son nombril plutôt bien fait, mais n'aurait pour les autres que condescendence et mépris (ou même pire si nulle affinité).

 

Des exemples ? On pourrait choisir l'axe « eux/nous » : la Belgique c'est « gaufres frites », pas Dutroux ou les morts du Heysel, par exemple, qui nous collent pourtant à la peau dans certains pays étrangers. Certes, on a aussi des « fachos » au nord et des « chômeurs » au sud ; mais ça ne vaut pas les « nazis » allemands ou les « fainéants » espagnols. Question de vocabulaire...

L'axe « ouest-est » permet de placer, à droite d'une ligne qui traverse le centre de l'Europe, des « putes », « encore des putes », des « putes en soldes », ou des « filles à commander par internet ». Les « clients » de ces « putes », plutôt situés à l'Ouest, donc chez nous, sont bizarrement absents de la carte.

On pourrait aussi prendre l'axe « sud/nord » : un simple regard sur la carte montre qu'à mesure qu'on monte vers les pays scandinaves, l'imagination de l'auteur s'épuise. « Neige », « goulag », « Eskimos », « Vikings », c'est tout ce qu'on trouve au-delà du 60e parallèle (en gros). Il y a bien les « bonnasses blondasses » de Suède qui montrent combien l'auteur respecte les femmes (dont l'absence de droits n'est pointée, bien sûr, que dans les pays arabes). Au sud, par contre, les qualificatifs se bousculent...

On pourrait enfin choisir l'axe « pauvres/riches » : c'est ainsi que la Suisse c'est « chocolat et banques », le Luxembourg « essence et clopes », plutôt que (par exemple) « fraude fiscale » ; tandis que l'Afrique du Nord a droit aux « voleurs » et aux « racailles ». Mais au fait, s'il s'agit bien d'une carte d'Europe, qu'est-ce que l'Afrique du Nord ou l'Asie viennent faire là-dedans, si ce n'est pour le plaisir de l'insulte ? Il existe bien des cartes semblables d'autres continents, mais je m'arrêterai ici (1).

Bref, cette « Europe vue d'en bas » est vraiment vue de très bas – d'en dessous de tout.

Pourtant, travailler sur les stéréotypes est en soi une excellente et même salutaire initiative. Il existe d'ailleurs de très bons outils, comme celui-ci, découvert lors d'une formation à l'interculturalité : on tire un pays au sort et on doit le faire deviner aux autres (sans citer de ville, ni de plat, ni de personnages connus...) Bien sûr, on utilise des stéréotypes qu'on suppose « partagés ». Ce qui permet de partir des idées reçues existantes (plutôt que d'en suggérer comme le fait cette carte) et de se rendre compte qu'elles ne sont pas également distribuées : il est plus facile de faire deviner le Maroc que la France, la Russie que le Danemark. Et l'on constate aussi que ces stéréotypes ne sont pas toujours compréhensibles pour d'autres, selon la culture d'où on vient. Enrichissant et parfois bousculant !

 

(1) D'autant que pour les autres continents, je n'ai pas trouvé d'exemplaires lisibles. Voir le site de l'auteur : http://www.signo.be/ (oeuvres de 2011)